Google sous pression de l’Etat américain

Google sous pression de l’Etat américain
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Par Gérard Haas et Raphael Mourère

Aux Etats Unis, un groupe de 38 états avaient en décembre 2020 déposé une plainte pour pratique anti-concurrentielle contre Google. Renouvelant la tendance, l’état de l’Ohio a déposé une plainte civile contre le géant mardi dernier. La plainte met en cause l’usage par ce dernier de sa position de monopole pour évincer la concurrence, notamment en ce que Google favoriserait ses propres produits au moyen de son moteur de recherche.

L’avocat général de l’état de l’Ohio, Dave Yost, ayant déposé la plainte, a déclaré que Google devait, à l’instar des entreprises telles que celles du chemin de fer, de l’électricité et du téléphone, traiter l’ensemble des utilisateurs de ses services de la même manière, ainsi que donner à tous le même accès aux services.

Cette initiative est l’occasion d’un rappel sur les problématiques qui entourent les pratiques anticoncurrentielles des opérateurs qualifiés de « pierres angulaires » (keystones). Elle témoigne, en outre, du fait que les Etats-Unis cherchent à rattraper l’Union européenne dans sa réflexion sur le rôle des GAFAM, face à l’importance d’intérêt économique public des services qu’ils fournissent.

Contexte

L’expression landmark suit, c’est-à-dire une plainte avec une certaine importance juridique et historique, employée pour qualifier l’action en atteste. Depuis la grande poursuite antitrust qui avait vu le démembrement de l’empire Rockefeller, la surveillance et l’encadrement des positions monopolistiques d’opérateurs privés se sont exportés en Europe. En France, sur la base du droit de l’Union européenne (article 102 TFUE), le droit de la concurrence réprime à titre particulier l’abus de position dominante (article L. 420-2 C. com.).

La Commission européenne reconnaît depuis longtemps que Google occupe une position dominante sur les marchés de la recherche générale sur l'internet dans l'ensemble de l'espace économique européen. Le territoire numérique est en effet parsemé d’écosystèmes digitaux aux sommets desquels trônent les GAFAM. De sorte que ces écosystèmes se caractérisent par l’asymétrie de la relation entre l‘entreprise autour de laquelle est construit l’écosystème, dite keystone, et les autres entreprises juridiquement indépendantes, mais techniquement intégrées dans l’écosystème, dites entreprises utilisatrices.

La keystone occupe une place centrale dans l’écosystème car elle fournit la puissance de son infrastructure aux entreprises utilisatrices (navigateur, moteur de recherche, données collectées, réseau d’acteurs de l’écosystème...). Surtout, elle ne se contente pas de gérer l’infrastructure de marché, elle propose également ses propres produits et services concurrents à ceux offerts par les entreprises utilisatrices. Il est donc très facile pour la keystone de conférer à ses produits ou services un avantage significatif pour les favoriser par rapport à ceux de ses concurrents. Si, une situation de monopole ou quasi monopolistique n’est pas en elle-même constitutive d’un abus de position dominante, l’octroi d’un avantage significatif dans les conditions précédentes peut constituer l’abus. Dans ce contexte, Google a déjà fait l’objet d’une sanction de 2.42 milliards d’euros infligée par la Commission européenne, à l’occasion de l’affaire Google shopping. Il s’agissait d’un service en ligne de comparateur de produits et de leur prix à destination des consommateurs qui pouvaient en outre accéder aux offres formulées par des détaillants, parmi lesquels des revendeurs tels qu’eBay et Amazon. D’une part Google accordait un affichage de premier plan à son comparateur, d’autre part il rétrogradait ceux de ses concurrents dans les résultats de recherche.

L’abus de position dominante par les gatekeepers.

Du fait d’un important succès auprès des consommateurs (par exemple le nombre écrasant d’utilisateurs de Google), l’infrastructure peut finir par incarner un marché lui-même. L’accès à l’infrastructure contrôlée par la keystone devient alors une condition d’existence sur le marché pour les entreprises qui doivent s’y intégrer en tant qu’entreprises utilisatrices pour atteindre leur clientèle. La keystone se trouve dès lors qualifiée de gatekeeper (littéralement « gardien des portes » ou contrôleurs d’accès au marché) car elle se trouve en position de contrôle de l’accès à un marché, à des équipements, à des services, à une clientèle déterminés. Face à cette situation, la théorie dite des « facilités essentielles » fait référence au devoir du propriétaire d’infrastructure d’en garantir l’accès (à titre onéreux ou gratuit) à des conditions non discriminatoires, transparentes et équitables. Une infrastructure peut être qualifiée de facilité essentielle aux conditions cumulatives suivantes[1] :

  • L’opérateur doit exercer un quasi-monopole de fait ou de droit sur les biens composants l’infrastructure.
  • L’infrastructure est indispensable pour l’accès à la clientèle.
  • L’infrastructure n’est pas réplicable dans des conditions économiquement raisonnables

Dès, lors le refus d’accès à une facilité essentielle par la keystone doit être fondé sur des critères objectifs. A défaut la keystone peut être sanctionnée. Un abus de position dominante pourrait être constitué non plus du fait d’une favorisation déloyale par une keystone de ses propres offres, mais également du fait de la pression exercée sur ses entreprises utilisatrices en jouant sur les conditions d’accès à l’infrastructure. L’Autorité de la concurrence rappelle que des conditions de transaction discriminatoires et inéquitables peuvent conduire à la qualification de l’abus de position dominante (articles 102 a) c) et d) TFUE). L’appréciation de ce caractère discriminatoire et inéquitable ne saurait être limitée à un examen du prix de la prestation en cause, mais doit englober l’ensemble des conditions du fournissement de l’accès à l’infrastructure.

Ces difficultés auxquelles d’autres s’ajoutent (notamment en matière d’entente déloyale et de collusion algorithmique) ont révélé la nécessité du renforcement de la protection de la libre concurrence au sein du marché du numérique. Le constat a conduit le législateur européen à engager un processus de réforme. Celle-ci est notamment portée par le projet de règlement européen Digital Markets Act publié le 15 décembre 2020 par la Commission européenne, dont le champ d’application couvre les services de plateforme. Outre une consécration de la théorie des facilités essentielles avec l’identification de « services de plateforme essentiels », le projet conditionne la qualité de gatekeeper à trois conditions cumulatives liées à l’importance économique de l’acteur visé (article 3 DMA) :

  • Elle a un impact significatif sur le marché intérieur ; (La satisfaction de ce critère est présumée si l’entreprise réalise un chiffre d’affaires annuel dans l’Espace économique européen égal ou supérieur à 6,5 milliards d’euros au cours des trois derniers exercices , ou si sa capitalisation boursière moyenne ou sa juste valeur marchande équivalente s’élevait à au moins 65 milliards d’euros au cours du dernier exercice, et qu’elle fournit ses services dans au moins trois États membres de l’UE).
  • Elle exploite un service de plateforme de base qui sert de passerelle importante pour que les utilisateurs professionnels puissent atteindre les utilisateurs finaux ; (La satisfaction de ce critère est présumée lorsque la plateforme compte plus de 45 millions d’utilisateurs finaux actifs mensuels établis ou situés dans l’UE et plus de 10 000 utilisateurs commerciaux actifs annuels étant établis dans l’UE au cours du dernier exercice financier).
  • Elle jouit d'une position solidement établie et durable dans ses activités ou il est prévisible qu'elle jouira d'une telle position dans un avenir proche (La satisfaction de ce critère est présumée lorsque la plateforme compte plus de 45 millions d’utilisateurs finaux actifs mensuels établis ou situés dans l’UE et plus de 10 000 utilisateurs commerciaux actifs annuels établis dans l’UE au cours de chacun des trois derniers exercices financiers).

La satisfaction des critères de qualification des gatekeepers emporte également celle des critères de qualification des « très grandes plateformes » au sens du projet de règlement européen Digital Services Act. Ils sont ainsi soumis à de nouvelles obligations visant à rééquilibrer leurs conditions générales d’utilisation, dont certaines peuvent paraître exorbitantes par rapport à la poursuite d’un intérêt commercial par les géants de l’internet.

La perspective d’obligations exorbitantes des géants de l’internet.

Pour prévenir les abus de position dominante, les projets de règlements européens prévoient un certain nombre d’obligations ex ante à la fourniture de leurs services essentiels par les GAFAM.

La prévention passe d’abord par des obligations arrêtées, relatives à la relation entre le gatekeeper et ses entreprises utilisatrices, telles que prévues par le Digital Markets Act.

Le gatekeeper doit permettre aux entreprises utilisatrices de son infrastructure de proposer les mêmes produits ou services que lui aux utilisateurs finaux, et ce même lorsqu’ils recourent aux services d’intermédiation en ligne d’entreprises tierces autres que ceux proposés par le gatekeeper (article 5 b) DMA). Le gatekeeper ne doit en aucune manière entraver la conclusion d’un contrat entre une entreprise utilisatrice concurrente et un utilisateur final. De même, il ne doit pas entraver l’utilisation des services de cette entreprise utilisatrice au moyen de l’infrastructure essentielle par l’utilisateur final, peu importe que le gatekeeper ait un intérêt commercial à l’échange ou non (5 c) DMA). Enfin le gatekeeper ne pourra ni conditionner l’accès à son infrastructure à l’utilisation de son propre service d’identification (article 5 e) DMA), ni conditionner l’utilisation de l’un de ses services à d’autres services complémentaires (article 5 f) DMA).

D’autres obligations sont comme étant susceptibles d’être précisées ultérieurement (article 6 DMA). Elles visent en pratique à prévenir l’exploitation pure et simple de sa position dominante par le gatekeeper. Par exemple, celui-ci devrait s’abstenir de privilégier, à travers son service de classement, ses propres produits au détriment de ceux des entreprises utilisatrices. Egalement le gatekeeper aurait l’interdiction d’exploiter les données non publiques des entreprises utilisatrices en concurrence avec elles.

L’importance économique de dimension publique des gatekeepers semble avoir par ailleurs justifié la proposition d’un dispositif de sauvetage. Il prévoit que la Commission européenne peut autoriser une plateforme à suspendre l’exécution d’une obligation lorsque celle-ci menace sa viabilité économique (article 8 DMA). Le même mécanisme est prévu en accordant la possibilité de demande à la Commission une exemption pour un motif de moralité publique, de santé publique et de sécurité publique (article 9 DMA).

Ensuite, une meilleure information des entreprises utilisatrices et des utilisateurs finaux sur le fonctionnement de l’infrastructure essentielle doit contribuer à prévenir les abus de position dominante, si ce n’est faciliter leur identification. Le Digital Services Act prévoit à ce titre plusieurs obligations opposées à l’intérêt commercial des « très grandes plateformes ».

Les très grandes plateformes doivent rendre compte de leur activité au public, si ce n’est aux autorités de contrôle par la publication d’un certain nombre de rapports (rapport d’évaluation interne de risques systémiques, rapport d’audit, rapport de mise en œuvre des recommandations d’audit...) (article 33 DSA).

En particulier, une série d’obligations plus spécifiques est liée à la lisibilité de l’action des très grandes plateformes par la transparence du recours à la publicité en ligne et aux systèmes de recommandation déterminant l’ordre relatif des informations présentées aux bénéficiaires de leur service.

D’une part, les très grandes plateformes doivent ainsi préciser « dans leurs conditions générales, de manière claire, accessible et aisément compréhensible, les principaux paramètres utilisés dans leurs systèmes de recommandation, ainsi que les options dont disposent les bénéficiaires du service pour modifier ou influencer ces principaux paramètres qu’elles auraient rendus accessibles, y compris au minimum une option qui ne relève pas du profilage », au sens de la réglementation en matière de données personnelles[2] (article 29.1 DSA). Ce devoir s’étend à l’obligation de fournir au bénéficiaire du service une fonctionnalité de sélection et de modification d’une option favorite aisément accessible pour chaque système de recommandation, lorsque plusieurs options sont disponibles (article 29.2 DSA).

D’autre part, les très grandes plateformes sont notamment obligées de prendre des mesures ciblées destinées à limiter l’affichage de publicités en association avec le service qu’elles fournissent (article 27.1 b) DSA). Tout affichage d’une publicité sur leurs interfaces en ligne nécessite la mise à disposition du public d’un registre contenant des informations identifiant le contenu de la publicité, la personne pour le compte de laquelle elle est affichée, la date d’affichage, les paramètres de tracking utilisés pour cibler le public destinataire de la publicité ainsi que le nombre total de bénéficiaires du service atteints par la publicité pour chaque groupe ciblé (article 30 DSA).

L’ensemble de ces obligations devrait faire l’objet des sanctions respectivement prévues par les projets. La Commission peut, en cas de constat du non-respect des obligations du Digital Markets Act (articles 25 DMA), infliger des amendes jusqu’à concurrence de 10 % du chiffre d’affaires total réalisé au cours de l’exercice pour un gatekeeper (article 26 DMA). Concernant les obligations prévues par le Digital Services Act, un plafond de sanction est fixé à 6 % des revenus ou du chiffre d’affaires annuel de la très grande plateforme concernée (article 42.3 DSA).

Si le durcissement de l’encadrement de la position dominante des GAFAM est une volonté manifeste du législateur européen, il reste à savoir quels seront, en comparaison, les positionnements des juridictions américaines face aux plaintes déposées.

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[1] Cour de justice des communautés européennes, Sixième chambre, 26 novembre 1998 n°C-7/97 Bronner https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A61997CJ0007  ; Cour de cassation, Chambre commerciale, 30 mai 2018, n°16-24792 TDF https://www.doctrine.fr/d/CASS/2018/JURITEXT000037077949 ; Cour de cassation, civile, Chambre commerciale, 21 juin 2017, n°15-25941 Cegedim https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000035003332

[2] Le profilage est défini par l’article 4.4 du Règlement général sur la protection des données à caractère personnel (UE) 2016/679 (RGPD) comme : « toute forme de traitement automatisé de données à caractère personnel consistant à utiliser ces données à caractère personnel pour évaluer certains aspects personnels relatifs à une personne physique, notamment pour analyser ou prédire des éléments concernant le rendement au travail, la situation économique, la santé, les préférences personnelles, les intérêts, la fiabilité, le comportement, la localisation ou les déplacements de cette personne physique » https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:32016R0679.

Gérard HAAS

Auteur Gérard HAAS

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