Par Haas Avocats
Dans la nuit du 17 au 18 août 2025, Raphaël Graven, connu sous le pseudonyme numérique « Jean Pormanove », est décédé en direct au cours d’une diffusion sur plateforme de streaming. Depuis plusieurs mois, l’intéressé publiait des vidéos au contenu extrêmement violent, manifestement conçues pour susciter l’audience et générer des revenus.Ce décès a immédiatement provoqué une vive émotion publique, entraînant l’ouverture d’enquêtes pénales, l’émergence de nombreuses accusations, ainsi qu’un débat sociétal particulièrement animé. Si la détermination des causes exactes du décès de M. Graven — naturelles ou non — constitue une question fondamentale, elle ne saurait occulter un enjeu plus large : celui de l’identification des responsabilités quant à la diffusion continue, sur une période prolongée et sans réaction significative, de contenus attentatoires à la dignité humaine.
Interrogé à la suite du décès de Raphaël Graven, Martin Ajdari, président de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM), a rappelé un principe fondamental : la loi ne confère pas à l’ARCOM la mission d’apprécier la légalité des contenus mis en ligne par des particuliers, ni d’en solliciter directement le retrait. Remplaçant le CSA, l’ARCOM a vu ses compétences élargies : au contrôle traditionnel de la radio et de la télévision s’ajoutent désormais des prérogatives relatives au numérique — réseaux sociaux, plateformes de streaming ou encore services de vidéos à la demande. Sur le plan audiovisuel classique, son rôle demeure celui d’un régulateur saisi a posteriori, chargé de vérifier le respect des obligations des chaînes et radios, sous peine de sanctions. La situation est différente pour les plateformes numériques : n’ayant pas de responsabilité éditoriale directe, celles-ci demeurent soumises au Digital Services Act (DSA) entré en vigueur en 2024 et destiné à encadrer les géants du numérique et à sanctionner leurs manquements, notamment en matière de modération et de lutte contre les contenus illicites. Ce règlement européen impose aux opérateurs un ensemble d’obligations de moyens : protection des mineurs, retrait ou modération des contenus illicites, transparence des algorithmes, etc. Le rôle de l’ARCOM consiste alors à contrôler le respect de ces obligations, en coopération avec ses homologues européens. Toutefois, elle ne peut prononcer de sanctions qu’à l’égard des plateformes ayant une implantation juridique en France.
Dans l’affaire Graven, les vidéos litigieuses étaient diffusées sur la plateforme Kick, société australienne dépourvue de représentant légal en Europe. En conséquence, l’ARCOM ne disposait d’aucune compétence coercitive pour exiger la suppression de ces contenus, et ce malgré un signalement adressé dès la fin de l’année 2024. Cette situation illustre l’un des points faibles actuels du dispositif : l’absence d’effectivité de l’ARCOM lorsque les plateformes concernées échappent à l’espace juridique européen. Pour autant, le président de l’ARCOM estime incompréhensible que de tels contenus aient pu rester accessibles pendant plusieurs mois sans déclencher de signalements répétés ni de réaction préventive. Selon lui, il devient urgent de mettre en place une veille proactive et systématique, associant autorités publiques, plateformes, chercheurs et associations, afin de renforcer la détection et la régulation des dérives numériques[1]. L’objectif affiché est d’aboutir à un espace numérique plus sûr, mieux régulé, mais respectueux de la liberté d’expression.
En définitive, si l’ARCOM ne saurait être tenue directement responsable de la diffusion de ces contenus violents, son rôle apparaît décisif pour renforcer la régulation future, en exigeant des plateformes une coopération accrue et en adaptant le cadre juridique à des pratiques transnationales.
Pour Arthur Delaporte, député socialiste, le décès de Raphaël Graven résulte d’une défaillance manifeste de l’action publique[2]. Une enquête avait bien été ouverte à la fin de l’année 2024, mais aucune mesure effective n’a suivi, la justice, débordée, s’étant réfugiée derrière la lenteur de ses procédures. Surtout, malgré les alertes concernant la diffusion en ligne de contenus violents, les autorités se sont satisfaites de l’invocation du consentement de la victime et de ses agresseurs pour ne pas engager de poursuites contre les influenceurs[3], la chaîne ou la plateforme. Or, ce raisonnement apparaît fragile : M. Graven se trouvait dans une situation de dépendance psychologique et économique, voyant dans ces sévices un moyen d’accéder à la notoriété et à une source de revenus. Un tel consentement, obtenu sous contrainte implicite et vicié par la nécessité, ne saurait être qualifié de libre et éclairé, condition pourtant essentielle à sa validité juridique. Les pouvoirs publics auraient d’autant plus dû intervenir que les vidéos en question portaient une atteinte flagrante à la dignité humaine, liberté fondamentale protégée par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, l’article 1er de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ainsi que par les articles 3 et 4 de la Convention européenne des droits de l’Homme notamment. La jurisprudence du Conseil d’État a d’ailleurs rappelé, dans son célèbre arrêt Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995 (n°136727), que le respect de la dignité s’impose même contre la volonté des personnes concernées. [4]
Dès lors, une interrogation légitime émerge : comment expliquer l’absence d’intervention effective de l’État pour venir en aide à Raphaël Graven, dont la situation laissait entrevoir une forme de détresse manifeste, fût-elle dissimulée derrière les apparences d’un personnage public ? Malgré l’ouverture d’une enquête pénale et le signalement auprès d’une autorité indépendante, interroge. La réponse apparait limpide : l’État a failli à sa mission première de protection des citoyens, en laissant perdurer une situation attentatoire aux droits fondamentaux les plus élémentaires.
Avec l’essor des réseaux sociaux, un univers de violence et de provocation semble s’être banalisé. Pourtant, ces espaces numériques ne sont pas des zones de non-droit : ils sont soumis aux obligations strictes du DSA[5]. Or, la plateforme Kick, d’origine australienne, a précisément bâti son succès sur l’absence de régulation, d’abord en matière de jeux d’argent, puis en favorisant la diffusion de contenus dits « trash » ou « drama ». La notoriété de la chaîne de Raphaël Graven, qui était l’une des plus suivies de la plateforme, rend difficilement crédible l’idée d’une ignorance de la part de l’opérateur[6]. Au contraire, la diffusion de « mèmes » par cette dernière mettant en scène la victime démontre que la plateforme avait pleine conscience des sévices subis, mais a choisi de ne pas intervenir, y voyant un levier de croissance et d’attractivité. Sur le plan juridique, la situation est claire : conformément au DSA, les obligations s’imposent à toute plateforme opérant sur le marché européen, quel que soit son pays d’établissement. Ainsi, bien que basée en Australie, Kick hébergeait un compte français et devait, à ce titre, respecter les normes européennes, en particulier celles relatives à la modération des contenus attentatoires à la dignité humaine. En s’abstenant de le faire, elle s’est placée en violation manifeste du droit applicable. Pour Arthur Delaporte, une telle plateforme aurait dû être fermement sanctionnée, voire interdite, afin d’envoyer un signal fort et de protéger l’espace numérique d’une dérive toxique[7]. Car laisser prospérer des pratiques violentes, en dépit des textes en vigueur, ne constitue pas seulement une menace pour les mineurs, mais un danger plus large pour la société.
En ce sens, la responsabilité de la plateforme apparaît difficilement contestable : en renonçant sciemment à toute modération effective, elle a failli à ses obligations légales et éthiques, et doit en répondre.
La chaîne sur laquelle Raphaël Graven, alias Jean Pormanove, subissait des violences physiques et psychologiques comptait plus de 200 000 abonnés. Loin d’être de simples spectateurs passifs, ces utilisateurs ont activement participé au maintien et à l’aggravation de ces sévices [8]: chacun de leurs dons, abonnements ou pourboires constituait un encouragement tangible à la poursuite de ces pratiques. La violence devenait ainsi un spectacle financé en direct, transformant les internautes en acteurs complices de cette dérive. Sur le plan juridique, leur responsabilité ne saurait être écartée. L’article 23 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse prévoit expressément que peuvent être condamnées comme complices les personnes ayant directement provoqué la commission d’un crime ou d’un délit lorsque cette provocation a été suivie d’effet, y compris lorsqu’elle s’exprime par un moyen de communication électronique. En d’autres termes, soutenir financièrement ou inciter à la poursuite des sévices via des plateformes numériques pourrait parfaitement entrer dans le champ de cette complicité pénale. Par ailleurs, nombre de ces utilisateurs ont relayé les vidéos sur d’autres réseaux sociaux, contribuant à leur diffusion virale. Si les plateformes elles-mêmes peuvent voir leur responsabilité engagée pour défaut de modération, la question de la responsabilité individuelle des spectateurs ne saurait être éludée : en encourageant activement la mise en scène de violences, ils deviennent eux aussi maillons d’une chaîne de compromission collective.
Dès lors, envisager une action pénale contre certains internautes n’apparaît pas irréaliste. Le cas de Jean Pormanove pose ainsi une question fondamentale : celle de la frontière entre la liberté de consommer des contenus en ligne et la complicité d’actes attentatoires à la dignité humaine ou à d’autres libertés fondamentales.
L’affaire entourant le décès de Raphaël Graven, alias Jean Pormanove, soulève une série de questionnements d’une acuité particulière. L’ARCOM doit-elle intervenir avec davantage de célérité ? L’État aurait-il dû prendre des mesures plus fermes afin d’assurer la protection de ses citoyens ? Les plateformes numériques demeurent-elles insuffisamment régulées ? Le DSA souffre-t-il encore d’une application trop lacunaire ? Les utilisateurs eux-mêmes doivent-ils être poursuivis et sanctionnés pour leur rôle actif dans cette dérive ? Au-delà, se pose une interrogation institutionnelle : Faut-il créer un pôle d’enquête spécialisé dans les infractions commises sur les réseaux sociaux et le web, ou bien élargir le champ de compétences et d’action du Parquet national contre la haine en ligne, comme le suggère le député Arthur Delaporte [9]?
Une chose est certaine : l’application du droit à l’ère numérique soulève des enjeux d’une complexité bien supérieure à ce que l’on pouvait anticiper il y a encore quelques années. Le chemin vers une régulation pleinement efficace et la construction d’un espace numérique sûr, éthique et véritablement “civilisé” demeure long et semé d’embûches.
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Le cabinet HAAS Avocats est spécialisé depuis plus de vingt-cinq ans en droit des nouvelles technologies et de la propriété intellectuelle. Il accompagne les acteurs du numérique dans le cadre de leurs problématiques judiciaires et extrajudiciaires relatives au droit de la protection des données. Dans un monde incertain, choisissez de vous faire accompagner par un cabinet d’avocats fiables. Pour nous contacter, cliquez ici.
[1] Article Le Monde du 26 août 2025.
[2] Article Le Monde du 26 août 2025.
[3]https://www.cnews.fr/france/2025-09-01/mort-de-jean-pormanove-le-streamer-safine-hamadi-affirme-que-tout-etait-consenti
[4] https://www.actu-juridique.fr/libertes-publiques-ddh/affaire-pormanove-peut-on-renoncer-a-sa-dignite/
[5]https://www.vie-publique.fr/eclairage/285115-dsa-le-reglement-sur-les-services-numeriques-ou-digital-services-act#quels-sont-les-acteurs-vis%C3%A9s-par-le-dsa
[6] Article Le Monde du 26 août 2025.
[7] Article Le Monde du 26 août 2025.
[8] Article Le Monde du 26 août 2025.
[9] Article Le Monde du 26 août 2025.