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La responsabilité de la modération sur Kick à l’épreuve du direct fatal

Rédigé par Haas Avocats | Sep 1, 2025 1:46:52 PM

Par Gérard Haas

Le 18 août 2025, la communauté numérique a été saisie d’effroi : la mort en direct de Jean Pormanove sur la plateforme Kick n’est pas seulement venue bouleverser un public, elle a ébranlé les fondements de notre rapport au spectacle, au droit et à la dignité.

La diffusion de la mort en direct: confrontation du fait numérique à l’arsenal juridique

Au lendemain du décès diffusé en direct sur la plateforme Kick, la sidération collective fait place à la nécessité d’un regard juridique lucide sur ce drame. Car si l’émotion peut saisir, seul le droit sait poser les digues indispensables face à l’emballement du numérique. Encore faut-il comprendre comment ce dernier s’articule face à l’irruption brutale de la mort en ligne.

D’abord, il convient d’interroger la puissance évocatrice et déstabilisante du streaming en direct, qui bouscule les repères et impose au droit un rôle renouvelé de garant, face à la sidération du public et au choc des images.

Ensuite, il s’agit de dresser l’inventaire précis des instruments juridiques mobilisables – textes européens et nationaux, pénal et civil –, afin de mesurer la robustesse comme les faiblesses de l’arsenal destiné à protéger la dignité humaine en contexte numérique.

La fulgurance du streaming et sidération

Face à la fulgurance du live, l’émotion, certes légitime, ne saurait se substituer à la raison juridique : au-delà du choc, c’est la capacité du droit à poser des digues face à la diffusion, à la viralité et à l’exposition de la mort qui est interrogée.

La sidération fige, mais le droit, lui, doit se déployer : « lorsque le spectacle dévore le réel, c’est le droit qui doit, avec calme et fermeté, remettre l’humain au centre ».

L’essor des plateformes de streaming en direct n’a pas laissé la régulation indifférente.

En Europe et en France, le droit a appréhendé la diffusion de contenus attentatoires à la dignité humaine à travers un corpus de dispositions.

Un corpus normatif dense : DSA, LCEN, Code pénal et Code civil

À la question naïve du « qui a tort ? », le juridique substitue la rigueur du « qui devait faire quoi, quand, et comment ? » : une partition orchestrée par trois piliers majeurs : DSA, LCEN, droit pénal et civil.

Soulignons que le Code pénal prohibe la diffusion de contenus violents ou susceptibles d'être vus par des mineurs, sanctionne la provocation au suicide et la non-assistance à personne en péril.

L’ordre juridique place la dignité humaine au sommet de sa hiérarchie. Provocation au suicide, atteinte à la vie privée, respect du deuil et des familles, diffusion d’images de la mort : autant d’infractions qui rappellent que, face à la marchandisation du drame, les familles gardent un pouvoir d’opposition fort.

En France, l’atteinte à la mémoire et à l’image du défunt, même posthume, commande le retrait, la désindexation, et prohibe toute monétisation ou réexploitation.

il importe d’explorer les exigences accrues qui s’imposent aux plateformes : devoir de retrait, vigilance permanente et impératif de réactivité immédiate, ainsi que les nouveaux outils instaurés par le législateur pour appréhender l’instantanéité du live.

Rappelons que la Loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN), en 2004, impose aux hébergeurs une obligation d’agir « promptement » suite à la connaissance effective d’un contenu illicite fonde la ligne de crête de la régulation. Mais, en live, la « connaissance effective » se matérialise à travers un faisceau composite : signaux internes, alertes utilisateurs, action des modérateurs ou de l’intelligence artificielle. Le temps du live n’est pas celui de l’instruction : à l’instantanéité de la diffusion, doit correspondre la rapidité de la réaction. N’oublions pas que le Digital Services Act (DSA) renforce, au plan européen, la structuration des obligations : transparence, procédures de signalement, ressources dédiées à la modération, audits indépendants, mesures spécifiques pour les très grandes plateformes. En effet, le DSA, fort de ses ambitions, invite chaque plateforme à instaurer des procédures robustes de signalement, d’action et de transparence. Pour les plus grands acteurs, l’exigence s’accroît : ils doivent évaluer régulièrement les risques systémiques, coopérer avec les autorités, déclencher sans délai des mesures d’atténuation, et intégrer la gestion de crise au cœur de leur dispositif — le direct n’est plus une circonstance atténuante. La prévention structure ainsi la modération : équipes formées, latence technique sécurisante, « kill switch » prêt à l’activation en cas d’urgence.

Les obligations renforcées des plateformes et acteurs du streaming en direct

Face à la multiplication des drames médiatisés en temps réel, le droit ne saurait rester figé. La régulation se trouve mise au défi d’accompagner une révolution technologique qui déplace sans cesse le curseur de la responsabilité, tant des plateformes que des autres acteurs impliqués dans la diffusion en direct.

Il est donc essentiel d’examiner l’élargissement du périmètre de protection : de la dignité des personnes à la gestion des données personnelles en passant par la préservation du droit d’auteur, le droit impose désormais un régime spécial aux contenus sensibles, où le respect des victimes et la lutte contre la marchandisation du choc deviennent prioritaires.

Protection de la dignité, des données et du droit d’auteur

La révolution numérique a élargi la vulnérabilité. Face à la captation et la circulation massive d’images du décès, le droit des données personnelles (RGPD) impose sa rigueur : l’image du défunt est une donnée personnelle, la diffusion doit être limitée strictement sous le test exigeant de proportionnalité.

Le divertissement ne justifie jamais l’atteinte à la dignité

L’effectivité des droits suppose le retrait rapide des images, l’interdiction absolue de toute monétisation, et le blocage automatique des suggestions et recommandations qui amplifieraient l’exposition.

Le droit d’auteur, ensuite, ne cède pas face à la tragédie : la captation en direct reste une œuvre protégée. Les ayants-droit, forts du droit moral perpétuel qu’offre le système français, peuvent exiger le retrait des reproductions illicites, interdire réuploads, compilations et reprises sensationnalistes. La réputation des annonceurs, inextricablement liée, impose des mécanismes de sécurité contractuelle, audits, et pénalités robustes.

Les défis persistants : faiblesses systémiques et perspectives d’une régulation effective

Les nouveaux risques de la viralité : cybercriminalité et « prédation du choc »

Le drame appelle inévitablement les prédateurs du net : réuploads pirates, monétisations illicites, doxxing, harcèlement, escroqueries NFT ou cagnottes frauduleuses. Seule une stratégie multi-facette — partage des signatures numériques “hash”, lutte contre le “hash-busting”, gel des discussions, listes noires et prévention officielle — permet de circonscrire la prolifération.

Vers une innovation responsable : “safety by design”

Le futur de la régulation passe par la prévention par le design : latence obligatoire sur le direct, détection IA multimodale, escalade vers les modérateurs et services d’urgence, activation d’un “mode compassion” sur l’interface, neutralité de l’information, transparence à travers publication d’indicateurs et audits indépendants, sont appelés à devenir la norme.

La plateforme Kick face à ses responsabilités

La plateforme Kick voit son implication engagée : la célérité du retrait suite au signalement, la désignation plus que tardive d’un représentant légal en Europe, témoignent d’une stratégie trop commerciale, au détriment de la conformité. Quant aux participants, leur rôle actif lors du stream tragique pourrait caractériser une complicité pénale ; car en droit français, le consentement de la victime ne saurait jamais exonérer les auteurs d’atteintes à l’intégrité physique.

Soulignons que la responsabilité des participants ou spectateurs face à des drames diffusés en direct doit être clarifiée. Une implication active ou un encouragement peut engager leur complicité pénale, tandis que le devoir d’assistance à personne en péril impose d’agir ou d’alerter les secours, même en ligne. (art. 223-6 CP) – s’impose également en ligne. Intégrer l’articulation entre obligations individuelles et collectives enrichirait l’analyse et permettrait de mieux appréhender les enjeux juridiques propres à la diffusion d’événements tragiques sur les plateformes.

Trois faiblesses structurelles ressortent :

  • des réactions trop lentes,
  • une coordination européenne hétérogène,
  • des moyens de sanction qui peinent à s’imposer aux plateformes étrangères.

Exemples internationaux

Pour offrir une vue d'ensemble, examinons quelques exemples internationaux concernant la lutte contre la diffusion de drames en direct sur internet.

Sur le plan international, il est notable qu'aux États-Unis, la Section 230 du Communications Decency Act accorde une vaste immunité aux plateformes, leur responsabilité n'étant engagée que dans des circonstances exceptionnelles ou sous pression extérieure.

En Allemagne, selon la loi NetzDG, les fournisseurs de réseaux sociaux sont tenus de retirer ou de bloquer l'accès à des contenus manifestement illicites dans les 24 heures suivant la réception d'une plainte, sous peine de lourdes amendes.

Au Royaume-Uni, le projet de loi Online Safety Bill, actuellement en discussion, prévoit des obligations renforcées de prévention et de modération. Cependant, l'obligation de pré-modération par intelligence artificielle ou d'interruption automatique des flux à risque n'est pas explicitement mentionnée dans les sources consultées.

À l'échelle européenne et internationale, des organisations telles qu'Europol ou Interpol facilitent une coopération internationale, soutenue par des conventions, pour lutter contre la circulation transfrontalière de contenus illicites.

En définitif, une certitude s’impose

Une certitude s’impose : la tragédie survenue sur Kick n’est pas seulement une épreuve pour les consciences, elle devient le révélateur aigu des incertitudes et des limites du droit à l’ère du direct. Après avoir sondé l’arsenal normatif, décortiqué les responsabilités et mesuré les failles de la réponse institutionnelle, il importe désormais de s’interroger sur la voie à suivre : face à la mort en ligne, quelle effectivité de la régulation pouvons-nous, devons-nous exiger ?

L’Arcom, saisie de l’affaire, dispose d’une opportunité historique pour affirmer l’efficacité du cadre européen.

Rappelons que la mort en ligne oblige rigueur, délai, mémoire et dignité. À la communauté numérique comme au législateur, elle rappelle que l’audace n’est pas de défier la loi, mais d’inventer des formes qui honorent la vie., jusque dans l’univers algorithmique.

Depuis plus de vingt-huit ans, le cabinet HAAS Avocats défend, conseille et accompagne la transition numérique des organisations avec exigence et humanisme, dans le respect des valeurs fondatrices de la profession. Dans ces temps incertains, faites le choix du droit.

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Le cabinet HAAS Avocats est spécialisé depuis plus de vingt-cinq ans en droit des nouvelles technologies et de la propriété intellectuelle. Il accompagne de nombreux acteurs du numérique dans le cadre de leurs problématiques judiciaires et extrajudiciaires relatives au droit de la protection des données. Dans un monde incertain, choisissez de vous faire accompagner par un cabinet d’avocats fiables. Pour nous contacter, cliquez ici.