Par Gérard Haas
L’émergence des IA génératives, capables de produire des contenus dits « hallucinés » – c’est-à-dire erronés, diffamatoires ou trompeurs – donne lieu à une multiplication de contentieux mettant en cause les éditeurs de services numériques, les concepteurs de solutions d’IA et les diffuseurs de contenus en ligne.Dans ce contexte, la notion de faute algorithmique se révèle particulièrement complexe à appréhender, car elle implique de définir dans quelle mesure un algorithme peut être tenu responsable sur le plan juridique lorsqu’il produit des résultats défaillants.
Le traitement juridique des hallucinations d’IA nécessite ainsi une analyse approfondie des mécanismes de fonctionnement des algorithmes, ainsi que des responsabilités des différents acteurs impliqués dans leur conception, leur déploiement et leur utilisation. En effet, la faute algorithmique ne peut être envisagée sans prendre en compte le rôle des développeurs, des fournisseurs de données, des utilisateurs et, plus largement, des entités qui contrôlent ou exploitent ces technologies.
Par ailleurs, le cadre réglementaire applicable à ces problématiques est en constante évolution. Les législateurs et les autorités de régulation cherchent à adapter les règles existantes pour mieux encadrer les risques spécifiques liés aux IA, notamment en matière de transparence, d’explicabilité des décisions automatisées, et de garanties en cas de préjudice causé par des erreurs algorithmiques. Cette évolution vise à instaurer un équilibre entre l’innovation technologique et la protection des droits des individus, tout en clarifiant les responsabilités juridiques en présence d’hallucinations d’IA.
Ainsi, la question de la faute algorithmique face au droit apparaît comme un enjeu central, nécessitant une approche multidisciplinaire combinant expertise technique, réflexion juridique et adaptation réglementaire, afin de répondre efficacement aux défis posés par les hallucinations générées par les intelligences artificielles.
L’hallucination d’Intelligence Artificielle (IA) désigne la production par un système algorithmique d’informations manifestement erronées, inventées ou incohérentes, sans fondement réel ni logique.
Juridiquement, ce phénomène peut être assimilé à une défaillance technique susceptible d’engager la responsabilité de l’opérateur, du concepteur ou de l’utilisateur de l’IA, notamment si un préjudice en résulte.
Ce type d’erreur n’est pas un simple dysfonctionnement : il traduit la difficulté structurelle pour une IA de rester fidèle à la réalité des faits ou à la cohérence attendue.
L'analyse de la dérive des intelligences artificielles nous conduit à une tripartition des manifestations de l'hallucination, qui ne sont pas des entités isolées, mais les facettes d'une même crise de la vérité numérique. Ces catégories, souvent imbriquées dans une même production, dessinent les contours de l'incertitude que ces technologies injectent dans nos systèmes de connaissance. Elles se manifestent principalement sous trois formes, chacune pouvant entraîner des enjeux juridiques distincts :
Elles constituent la forme la plus directe de la fausseté, où le modèle délivre des informations objectivement incorrectes, qu'il s'agisse d'une réécriture de l'histoire ou d'une transgression des lois scientifiques établies. L'exemple de la difficulté mathématique des modèles, même les plus sophistiqués, est emblématique de cette incapacité à garantir une précision constante dans le domaine de la logique pure.
Lorsque le savoir fait défaut, l'IA ne se tait pas ; elle invente. Cette fabrication est une réponse par défaut, une fiction de nécessité destinée à combler le vide informationnel. Plus le sujet est périphérique ou peu documenté, plus la machine s'autorise à bâtir un récit entièrement fictif, substituant l'imaginaire à la donnée.
Plus insidieuses, ces productions sont formellement impeccables, grammaticalement irréprochables, mais dénuées de toute substance ou cohérence significative. Elles incarnent le danger d'une technocratie du langage où la forme prime sur le fond, le modèle produisant un flux de mots qui, malgré son apparence soignée, trahit une absence totale de sens, notamment face à des requêtes contradictoires.
Les hallucinations d’IA résultent de faiblesses systémiques pouvant contrevenir à diverses obligations légales :
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Facteur Systémique |
Description et Implication Prospective |
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Données d'Entraînement Insuffisantes ou Biaises |
Le modèle est le reflet de son alimentation. Des données lacunaires ou porteuses de biais historiques et sociaux conduisent inéluctablement à des projections déformées de la réalité. |
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Le Surajustement (Overfitting) |
L'excès de zèle dans l'apprentissage, où le modèle mémorise le bruit plutôt que la structure profonde, le rend incapable de généraliser. C'est l'échec de la pensée abstraite au profit de la simple répétition. |
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Architecture Défectueuse du Modèle |
La conception même de la structure algorithmique peut être un facteur de vulnérabilité, introduisant des failles qui se manifestent par des erreurs imprévisibles dans le processus de génération. |
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Méthodes de Génération (La Quête de Fluidité) |
Les techniques visant à optimiser la fluidité et la rapidité de la réponse peuvent privilégier la vraisemblance formelle au détriment de la vérité factuelle, sacrifiant la rigueur à l'efficacité apparente. |
En définitive, l'hallucination de l'IA n'est pas un simple bug, mais un signal d'alarme sur la nécessité de réformer en profondeur les fondements de cette technologie, sous peine de voir notre propre perception du réel contaminée par cette délusion organisée.
Le cas Wolf River Electric contre Google fait ici figure de parabole moderne[1]. L’entreprise, blessée dans son honneur par des allégations surgies du néant algorithmique, en appelle au tribunal, espérant qu’il désigne un coupable. Mais qui, dans cette chaîne où l’intention humaine s’efface derrière le code, portera la faute ? Google oppose la thèse d’une technique insaisissable : l’IA générative, dit-elle, ne saurait promettre l’infaillibilité. L’erreur, ici, serait une fatalité, non une faute. L’on voit déjà poindre le doute, cher à Carbonnier : est-ce la négligence, ou la limite constitutive du numérique, qui doit être jugée ?
Le procès, suivi avec ferveur, préfigure un monde où l’on substitue à la volonté humaine la responsabilité diffuse de l’algorithme, et où la jurisprudence devra inventer de nouveaux standards, à la mesure des nouveaux préjudices.
D’autres procès viennent étoffer la fresque.
Aux États-Unis, des avocats et particuliers s’insurgent contre OpenAI ou Microsoft pour des propos fallacieux générés par IA. En Europe, les tribunaux hésitent : faut-il imputer la faute à l’éditeur du service, au concepteur de l’IA, ou au hasard du calcul ?
L’Allemagne, le Royaume-Uni, puis l’Inde, l’Australie, chacun tâtonne, cherchant, sous la diversité des droits, une grammaire commune de la responsabilité à l’ère algorithmique.
La qualification oscille entre la faute, la négligence, le défaut du produit digital.
Ces litiges questionnent la responsabilité civile délictuelle et contractuelle des entreprises technologiques, ainsi que l’application des régimes spéciaux relatifs aux intermédiaires techniques et aux produits numériques, dans un contexte juridique en constante évolution résultant notamment du Digital Services Act (DSA), de l’AI Act européen et de la réforme du droit de la responsabilité du fait des produits défectueux.
Rappelons que, selon les principes de droit interne et européen, la détermination de la responsabilité suppose l’analyse des obligations de prévention et de diligence mises à la charge des fournisseurs de systèmes d’IA, l’identification des mécanismes de traçabilité et de transparence, ainsi que l’articulation entre les obligations ex ante de conformité et les responsabilités ex post en matière de réparation du dommage causé par des contenus générés automatiquement.
Face à la tempête, les géants du numérique s’arc-boutent : OpenAI, Google, Microsoft, tous reformulent leurs clauses, avertissant que l’erreur algorithmique est inhérente à l’outil.
Ce geste contractuel, qui protège plus qu’il n’éclaire, vise à neutraliser la surprise du juge. Mais, dans l’ombre de la clause, on s’active : on améliore les modèles, on filtre, on audite, on invite les utilisateurs à signaler les hallucinations, on règle à l’amiable.
La prudence domine, l’innovation avance à petits pas.
Outre-Atlantique, la justice hésite encore à appliquer l’oripeau traditionnel de la diffamation à l’énigme algorithmique. Faut-il responsabiliser celui qui programme, celui qui diffuse, ou l’outil lui-même ?
La fameuse Section 230 du Communications Decency Act, sanctuaire de l’immunité des plateformes, vacille face aux créations autonomes de l’IA.
Le juge, prudent, préfère souvent l’arrangement à la décision, laissant en suspens la question centrale : peut-on imputer à l’humain la faute du calcul ?
L’Australie, l’Inde : ici, la responsabilité oscille entre le contrat et la faute, la réparation tarde, les standards manquent. Le juge, souvent, improvise ; l’accès à la vérité algorithmique reste difficile. Ailleurs, dans les pays émergents, la question demeure embryonnaire, mais la nécessité d’un cadre international s’impose, car l’information circule sans frontières, et les dommages aussi.
L’Union européenne, fidèle à son ambition normative, innove : l’AI Act impose transparence et robustesse, oblige à notifier et à corriger les hallucinations, promet la traçabilité et l’audit.
Les amendes, lourdes, signalent la volonté de contraindre. Mais, au-delà du texte, le vrai défi est d’articuler les multiples régimes – LCEN, DSA, droit national – et d’inciter les entreprises à la vigilance et à l’innovation responsable.
Il appartient aux juridictions du fond, dans chaque espèce, d’apprécier si les mesures contractuelles et techniques prises par les opérateurs sont de nature à exclure leur responsabilité, ou si, au contraire, un manquement à une obligation légale ou réglementaire peut être caractérisé, notamment au regard des exigences issues du DSA et de l’AI Act .
Soulignons, enfin, l’importance du respect des droits fondamentaux, tels que la protection de la réputation et de la vie privée, dans l’appréciation des litiges relatifs aux contenus hallucinés générés par IA, tout en veillant au nécessaire équilibre avec la liberté d’expression et d’innovation.
La seule mise en évidence des faiblesses inhérentes aux systèmes d’intelligence artificielle générative – notamment la production de contenus hallucinés, erronés ou trompeurs – ne saurait suffire à garantir la sécurité juridique et la confiance numérique.
La complexité des mécanismes techniques, l’hétérogénéité des usages et l’instabilité du cadre réglementaire imposent une démarche résolument opérationnelle, articulée autour de trois piliers : la contractualisation, la gouvernance technique et la stratégie contentieuse.
La première réponse consiste à inscrire, dès la phase de négociation, des clauses spécifiques traitant des risques d’hallucination. Il s’agit d’intégrer dans les contrats des obligations de transparence sur les capacités et limites du système, des protocoles de traçabilité des contenus générés, ainsi que des mécanismes de notification et de correction en cas de détection d’une hallucination. La mise en place de plans d’action prédéfinis (retrait immédiat du contenu, correctif technique, information des utilisateurs) doit s’accompagner d’une allocation claire des responsabilités : le fournisseur d’IA ne saurait s’exonérer de toute responsabilité en invoquant le caractère probabiliste de l’outil, mais l’utilisateur doit également être sensibilisé à ses propres obligations de vigilance et de vérification dans des cas d’usage à risque.
Au-delà du contrat, la prévention des hallucinations impose la mise en œuvre effective de mesures techniques et organisationnelles : traçabilité des prompts, journalisation des versions et des corrections, dispositifs d’alerte, audits réguliers du modèle et contrôle humain sur les décisions à impact. L’adoption de standards de conformité sectoriels, l’intégration de contrôles d’explicabilité et de transparence, ainsi que la conservation des preuves d’intervention, constituent désormais des exigences minimales – tant pour répondre aux attentes des autorités que pour anticiper d’éventuelles actions en responsabilité.
Anticiper les contentieux suppose d’organiser contractuellement la coopération probatoire : accès aux journaux techniques, audits tiers, obligations de divulgation des éléments essentiels à la compréhension du fonctionnement du modèle en cas de litige. La judiciarisation croissante des incidents liés à l’IA rend indispensable la documentation systématique des usages, des incidents et des réparations apportées. Les entreprises doivent se tenir prêtes à répondre à des demandes d’expertise, à fournir la traçabilité de leurs actions et à démontrer la mise en œuvre de mesures correctives dès la première alerte.
Face au défi inédit posé par l’hallucination des systèmes d’intelligence artificielle, le droit se trouve à un tournant : il doit conjuguer rigueur, adaptabilité et anticipation. L’imbrication de logiques techniques complexes et de principes juridiques classiques rend nécessaire une réflexion collective et évolutive, mobilisant juges, législateur et acteurs économiques. Construire progressivement un cadre normatif intelligible, fondé sur la transparence, la diligence et le contrôle, est le gage d’une sécurité juridique renforcée, à la hauteur des enjeux humains qu’implique l’essor de l’IA.
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[1] Une entreprise solaire du Minnesota poursuit Google pour IA (résumé)
Une entreprise solaire du Minnesota poursuit Google pour diffamation, affirmant que la présentation de l'IA de la société technologique indiquait faussement que l'entreprise faisait l'objet d'une poursuite judiciaire de la part du procureur général du Minnesota cf : https://www.govtech.com/public-safety/minnesota-solar-company-sues-google-over-ai-summary
Wolf River réclame entre 110 et 210 millions de dollars de dommages et intérêts. La plainte cite des exemples de pertes commerciales, notamment un incident survenu le 5 mars, lorsqu'un client, s'inquiétant des allégations de Google selon lesquelles Wolf River faisait l'objet de poursuites, a résilié un contrat de 150 000 dollars avec l'entreprise. Soulignons qu’en vertu de l'article 230 de la loi sur la décence des communications de 1996, les fournisseurs et les utilisateurs d'un « service informatique interactif » ne peuvent être tenus responsables en tant qu'éditeur ou auteur d'un contenu fourni par un autre « fournisseur de contenu d'information ».