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Fraude au streaming : le Tribunal de Paris statue sur OVH

Rédigé par Haas Avocats | Oct 16, 2025 9:15:53 AM

Par Haas Avocats

La lutte contre la manipulation des écoutes sur les plateformes de streaming a franchi un nouveau cap.

Par une décision rendue le 2 octobre 2025, le Tribunal judiciaire de Paris a ordonné à la société OVH de cesser d’héberger deux sites dédiés à la fraude aux streams, tout en refusant d’imposer à l’hébergeur une surveillance généralisée de ses services. En combinant les fondements de la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) et du Digital Services Act (DSA), le juge confirme la voie d’une responsabilité proportionnée : les hébergeurs doivent agir lorsqu’ils sont informés d’un contenu illicite, sans pour autant devenir des censeurs du web.

Cette décision, saluée par le Syndicat national de l’édition phonographique (SNEP), s’inscrit dans une dynamique européenne de responsabilisation mesurée des intermédiaires techniques. Elle rappelle que la régulation du numérique doit conjuguer efficacité et liberté, dans un contexte où la fraude aux écoutes menace à la fois les revenus des artistes, l’équité des plateformes et la confiance du public.

Streaming truqué : le SNEP dénonce une fraude massive en ligne

L’affaire concernait deux sites, Just Another Panel (JAP) et Buy Best Super Fans (BBSF), hébergés indirectement par OVH. Ces plateformes proposaient, contre rémunération, la génération artificielle des écoutes sur des services tels que Spotify, YouTube ou SoundCloud, à l’aide de comptes fictifs ou piratés.

En gonflant artificiellement les chiffres d’écoute, les exploitants détournaient une partie des revenus issus des redevances collectées, faussant le principe de répartition proportionnelle qui régit la rémunération des artistes.

Le SNEP, représentant l’intérêt collectif de la filière musicale, avait documenté ces manipulations par des achats tests réalisés sous contrôle d’huissier. Les constatations montraient une corrélation directe entre les achats de « streams » et la hausse artificielle du nombre d’écoutes sur les plateformes concernées. Au-delà de la perte économique pour les ayants droit, cette fraude crée une distorsion de concurrence, biaise les algorithmes de recommandation et altère la perception du public quant à la popularité réelle des œuvres.

Une stratégie juridique recentrée sur la responsabilité d’hébergeur

Dans ses écritures, le SNEP avait ainsi invoqué plusieurs fondements : l’escroquerie, les pratiques commerciales trompeuses et la concurrence déloyale.

Toutefois, le tribunal a estimé que ces qualifications n’étaient pas adaptées à la structure du litige. La démonstration d’une intention frauduleuse directe ou d’une concurrence effective entre les parties se révélait effectivement complexe. Le juge a donc choisi une voie plus opérationnelle : l’action en cessation de dommage fondée sur l’article 6-3 de la LCEN[1].

Ainsi, ce texte autorise le juge à prescrire toutes mesures propres à prévenir ou faire cesser un dommage causé par le contenu d’un service de communication au public en ligne. Le tribunal a considéré que cette base légale offrait une réponse efficace, permettant de neutraliser les effets de la fraude sans entrer dans le champ pénal ni de la concurrence déloyale. Pour le SNEP, cette approche présente l’avantage d’une action rapide et ciblée, centrée sur la cessation du trouble collectif plutôt que sur la recherche d’une responsabilité individuelle.

L’interprétation du juge à la lumière du Digital Services Act

Dans son raisonnement, le tribunal a intégré les principes posés par le Digital Services Act.

Entré en vigueur pour les grands acteurs du numérique en 2024, ce règlement interdit toute obligation générale de surveillance des informations stockées ou transmises par les intermédiaires techniques. En revanche, il impose à ceux-ci une obligation de diligence : dès qu’ils sont informés d’un contenu illicite, ils doivent agir promptement pour le retirer ou en bloquer l’accès.

Pour en savoir plus sur le Digital Services Act et les obligations qui en découlent, consultez notre article dédié ici.

En cohérence avec l’article 6-3 de la LCEN, le juge a ainsi refusé d’imposer à OVH une obligation de filtrage ou de contrôle généralisé de l’ensemble de son hébergement. Selon le tribunal, une telle mesure aurait porté atteinte à la liberté d’entreprendre protégée par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne[2].

En revanche, le juge a ordonné des mesures proportionnées et notamment le blocage ciblé et temporaire des sites litigieux, la liberté laissée à l’hébergeur quant aux moyens techniques employés, et la transmission, par M. K.O, en qualité d’hébergeur indirect, des données d’identification des éditeurs des sites frauduleux.

Cette solution illustre une application pragmatique du principe de proportionnalité. Elle met en œuvre la logique du DSA : encourager la coopération entre ayants droit, hébergeurs et autorités judiciaires, tout en préservant la neutralité technique des prestataires.

Responsabilité des hébergeurs : le Tribunal de Paris confirme la CJUE

La position adoptée par le Tribunal judiciaire de Paris s’inscrit dans la continuité de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne[3].

Dans ces affaires, la CJUE avait déjà jugé qu’imposer une surveillance préventive à un fournisseur d’accès ou un hébergeur reviendrait à porter une atteinte disproportionnée à la liberté d’entreprendre et à la liberté d’information. Le juge français reprend donc cet argument, en privilégiant des mesures ponctuelles, adaptées et révisables, plutôt qu’un contrôle généralisé des flux numériques.

La décision du 2 octobre 2025 renforce ainsi l’idée selon laquelle la responsabilité des intermédiaires techniques repose désormais sur une « obligation de coopération » plutôt que sur une obligation de résultat.

Les hébergeurs ne sont donc pas les gardiens du contenu, mais deviennent des acteurs responsables dès lors qu’ils sont informés d’une atteinte manifeste à la loi.

Le DSA impose plus de traçabilité et de coopération aux plateformes

Cette jurisprudence marque un tournant pratique pour les entreprises du numérique. Les hébergeurs doivent désormais structurer leurs processus internes de notification et de retrait de contenus illicites, afin de démontrer leur diligence en cas de litige. La capacité à prouver une réaction rapide et proportionnée devient un élément clé de la conformité au DSA.

S’agissant des ayants droit et des plateformes musicales, cette décision offre un levier efficace pour lutter contre la fraude, sans passer par des qualifications pénales complexes. Elle ouvre la voie à une régulation concertée du marché, fondée sur la traçabilité et la coopération judiciaire.

Vers un équilibre entre innovation et responsabilité

En fixant les bases d’une responsabilité proportionnée des hébergeurs, le Tribunal judiciaire de Paris contribue à la construction d’un droit européen du numérique fondé sur la diligence plutôt que sur la surveillance.

Cette approche, à la fois réaliste et équilibrée, correspond à l’esprit du DSA : favoriser l’innovation et la libre circulation des services, tout en garantissant un cadre de confiance et de loyauté sur les marchés numériques.

Pour les entreprises du digital, cette décision doit permettre de réfléchir à la stratégie à adopter, en transformant la conformité en levier de crédibilité, en mettant en place des protocoles de notification clairs et en anticipant les demandes judiciaires.

Pour conclure, la décision du 2 octobre 2025 ne met pas un terme à la fraude aux streams, mais vient néanmoins définir un encadrement solide pour en limiter les effets et rappeler que les hébergeurs ne sont ni coupables par défaut, ni neutres par principe. Ces derniers doivent alors coopérer de manière active, sans excès de contrôle.

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Le cabinet HAAS Avocats est spécialisé depuis plus de vingt-cinq ans en droit des nouvelles technologies et de la propriété intellectuelle. Il accompagne de nombreux acteurs du numérique dans le cadre de leurs problématiques judiciaires et extrajudiciaires relatives au droit de la protection des données. Dans un monde incertain, choisissez de vous faire accompagner par un cabinet d’avocats fiables. Pour nous contacter, cliquez ici.

[1] L’article 6-3 de la LCEN prévoit que : « Le président du tribunal judiciaire, statuant selon la procédure accélérée au fond, peut prescrire à toute personne susceptible d'y contribuer toutes les mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d'un service de communication au public en ligne ».

[2] Article 16 « Liberté d’entreprise », Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne

[3] Scarlet Extended (2011) et UPC Telekabel (2014).