Par Kate Jarrard et Jean-Edouard Poux
Le 22 avril dernier, l’ordonnance n° 2021-484[1], prise en application de la loi du 24 décembre 2019, a été publiée au Journal officiel. Elle vise à instaurer une représentation et un dialogue social entre les différentes plateformes numériques (Deliveroo, Uber, Frichti, etc…) et les organisations de travailleurs indépendants.
Si l’ubérisation du travail - la mise en relation directe des prestataires et des utilisateurs grâce aux nouvelles technologies numériques - présente de nombreux avantages, les indépendants travaillant via les plateformes subissent pour leur part une précarité croissante[2].
Face à cette situation, les juridictions européennes ne sont pas restées indifférentes. La Cour suprême britannique accepte désormais que les chauffeurs Uber puissent être requalifiés en travailleurs salariés. En France, la Cour de cassation a rendu deux arrêts dans un sens identique.
Cependant, désirant préserver la flexibilité de ces activités, le législateur français a décidé d’opter pour une voie médiane en s’efforçant d’améliorer les conditions de travail « à la tâche » des prestataires, via l’instauration d’un dialogue social. C’est tout l’objet de cette ordonnance.
Faisant suite aux rapports Frouin et aux recommandations de la mission parlementaire Mettling, cet instrument ambitionne de rééquilibrer, en faveur des travailleurs indépendants, les relations sociales qu’ils entretiennent avec les plateformes, tout en maintenant le principe de souplesse qui caractérise ces secteurs d’activités.
En effet, ces dernières années, de nombreux mouvements sociaux initiés par des travailleurs de plateformes ont scandé l’actualité. Seulement, en l’absence d’organisations représentatives permettant d’encadrer ces mouvements, des négociations constructives ont peiné à émerger. C’est donc dans l’objectif de remédier à cette situation préjudiciable que l’ordonnance a été prise.
Concrètement, les secteurs qui entrent dans le champ d’application de l’ordonnance sont précisés à l’article 1er du texte.
Sont ainsi concernées les activités de :
Désormais codifié à l’article L. 7343-1 du code du travail, ces deux secteurs représentent, à eux seuls, près de 100 000 travailleurs, preuve de l’intérêt qui s’attache à ces dispositions.
Concernant l’épineuse question de la représentation des travailleurs des plateformes, désormais codifiée à l’article L. 7343-3 du code du travail, celle-ci sera assurée par :
Soulignons le changement de paradigme induit par cette disposition. En effet, elle rompt avec les règles qui gouvernent le secteur privé en fissurant le monopole de désignation dont bénéficiaient jusqu’à présent les confédérations de salariés.
Pour ce faire, selon l’article L. 7343-4 du code du travail, le nouveau directeur général de l'Autorité des relations sociales des plateformes d'emploi (cf. ci-dessous) sera chargé, au nom de l’État, et après avis de son conseil d’administration[3] de fixer la liste des organisations reconnues représentatives au niveau des secteurs.
Si les modalités de constitution de cette liste doivent encore être précisées par décret en Conseil d’État, les critères retenus sont déjà connus[4] :
Pour mesurer l’audience des organisations représentant les travailleurs des plateformes, une élection nationale à tour unique sera organisée tous les quatre ans. Cette disposition, codifiée à l’article L. 7343-5 du code du travail, souffre néanmoins d’une exception : selon l’article 2 de l’ordonnance, le deuxième scrutin visant à établir la représentativité des organisations doit être organisé deux ans après la date du premier scrutin.
L’objectif de cette exception étant, selon toute vraisemblance, de ne pas figer pour quatre ans des premiers résultats obtenus sans aucun recul sur l’action des premiers représentants élus.
S’agissant du corps électoral, en vertu de l’article L. 7343-7 du code du travail, il faudra simplement être un travailleur utilisant une des plateformes des secteurs d’activités concernés depuis au moins trois mois.
Enfin, à l’instar des délégués syndicaux, les représentants ainsi désignés bénéficieront de droits spécifiques, notamment en matière de formation au dialogue social (art. L.7343-19 et L.7343-20 du code du travail) et surtout pour les protéger des mesures de rétorsion que pourraient prendre les plateformes en raison de leur mandat. Ainsi, le contrat les liant à une plateforme ne pourra être rompu qu'après autorisation préalable délivrée par l'administration (art. L. 7343-13 et L. 7343-14 du code du travail).
Enfin, l’ordonnance instaure l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (ARPE).
Sous la tutelle du ministre chargé du travail et du ministre des transports, elle sera chargée de favoriser la concertation et la régulation des relations sociales entre les plateformes et les travailleurs indépendants (art. L. 7345-1 du code du travail).
Pour ce faire, elle pourra notamment diffuser des informations aux travailleurs des plateformes.
Précisément, les missions de l’ARPE seront :
En définitive, si l’ordonnance apparaît comme un premier pas pour concilier la flexibilité propre à ces secteurs et une meilleure prise en compte des intérêts des travailleurs, il faudra néanmoins attendre le résultat des premières négociations entre les représentants des travailleurs et les plateformes numériques pour mesurer la réussite ou l’échec de cette solution.
En effet, si l’ordonnance est effectivement de nature à créer un cadre de négociation dynamique et constructif, rien n’indique qu’une telle négociation sera forcément victorieuse pour les travailleurs compte tenu du profond déséquilibre entre les parties.
Premier scrutin au plus tard avant le 31 décembre 2022 !
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[1] Ordonnance n. 2021-484 du 21 avril 2021 relative aux modalités de représentation des travailleurs indépendants recourant pour leur activité aux plateformes et aux conditions d'exercice de cette représentation.
[2] Travailleur indépendant via une entreprise individuelle (EI, EIRL, autoentrepreneur) ou une entreprise unipersonnelle (EURL, SASU), ils disposent à ce titre des conditions de travail et d’une couverture sociale nettement moins favorables que celles des salariés.
[3] Aux termes du nouvel article L. 7345-2 du code du travail, ce conseil d'administration comprend, outre son président, des représentants de l'État, un député et un sénateur, des représentants des organisations de travailleurs représentatives au niveau des secteurs et des représentants des plateformes. De surcroît, des personnalités qualifiées peuvent également être désignées en raison de leur compétence en matière d'économie numérique, de dialogue social et de droit commercial.
[4] Ces critères sont codifiés à l’article L. 7343-3 du code du travail.
[5] Eu égard à l’article 2 de l’ordonnance, pour la première mesure d’audience, le seuil est toutefois fixé à 5 % des suffrages exprimés.