Par Gérard Haas, Gael Mahé et Théophile Tsimaratos
Le 14 avril 2022, Elon Musk, CEO de Tesla et SpaceX, a annoncé au monde son envie d’acquérir Twitter, le célèbre réseau social. L’opération a été finalisée le 25 avril pour la modique somme de 44 milliards de dollars !
Ecartant les enjeux économiques, le milliardaire a justifié son rachat par la volonté de créer une plateforme entièrement dédiée à la liberté d’expression et dans laquelle la censure n’aura pas sa place.
Les Américains, comme les Français, nourrissent une véritable passion pour les débats politiques et sociaux et, depuis près d’une décennie, Twitter est le théâtre de ces joutes. Comme pour tout réseau social, Twitter dispose d’une modération, assimilée parfois à de la censure, qui veille à la disparition de certains contenus/comptes. L’exemple le plus parlant reste encore la fermeture du compte de l’ancien président américain Donald Trump l’année dernière.
Les « Twittos »[1] européens et a fortiori français, subiront potentiellement les répliques du séisme du rachat de Twitter dont les conséquences pour l’exercice de la liberté d’expression sont encore difficilement palpables.
Tout a commencé à la fin du mois de janvier 2022 quand le milliardaire a commencé à acheter des actions de Twitter jusqu’à en devenir, le 14 mars dernier, le principal actionnaire avec une participation à hauteur de 9.2% du capital du réseau social. Cette information, révélée le 4 avril 2022, a ébranlé la bourse américaine et a remis en cause le fonctionnement de Twitter. Pour ainsi dire, c’est à ce moment précis que le renard est entré dans le poulailler.
Elon Musk a ensuite manifesté son envie de racheter l’ensemble des actions de twitter avec une finalité pleinement assumée de prendre le contrôle total de Twitter pour en faire une plateforme d’échange totalement libre et limiter la censure au maximum.
Cette opération qui, à première vue, semble être une Opération Publique d’Achat (OPA) classique est en réalité soumise à des enjeux politiques très forts. En effet, depuis les dernières élections présidentielles de 2020 et la fermeture du compte de Donald Trump, la société américaine est totalement divisée au sujet de Twitter.
Lundi 25 Avril, l’offre d’Elon Musk a finalement été acceptée par le conseil d’administration de Twitter, dans un communiqué de presse émis par l’entreprise. La finalisation de l’opération devrait avoir lieu avant la fin de l’année 2022.
Elon Musk a officialisé cette opération par un tweet, dans lequel il montre que ses premières pistes de travail seront de :
Des interrogations demeurent, notamment en ce qui concerne la procédure d’authentification. Quelle information devra fournir l’utilisateur pour être considéré par l’entreprise comme un humain ?
La solution la plus directe serait de fournir une pièce d’identité, mais il s’agit d’une donnée à caractère personnel[3] pouvant même être considérée comme sensible[4]. Quelles garanties fournira l’entreprise en matière de protection des données à caractère personnel, notamment en matière de durée de conservation, de sécurisation[5], etc ? La question de l’adéquation au Règlement général sur la protection des données (RGPD) reste donc entière.
La liberté d’expression « à l’américaine », est garantie par le 1er amendement de la Constitution des Etats unis[6]. Ce régime, très souple, permet d’exprimer tous types de discours (haineux ou non, fake news, etc), avec pour unique limite le fait de ne pas inciter à la violence.
Cette conception de la liberté d’expression est bien différente de la conception française consistant en l’expression libre des idées et opinions d’un individu dans la limite, notamment, de l’incitation à la haine[7] ou la négation de crime contre l’humanité[8].
L’enjeu est donc de taille, considérant que Twitter compte plus de 12 millions d’utilisateurs en France[9] et près de 52% des 18-30 ans, considèrent que Twitter, parmi tous les réseaux sociaux, est celui qui détient le plus de pouvoir d’information[10].
Les Français appréhendent d’assister alors à une importation de la vision américaine de la liberté d’expression sur l’hexagone et à l’engorgement des tribunaux qui suivrait.
Toutefois, le législateur français est conscient, depuis longtemps, de cette problématique et a adopté la Loi de Confiance en l’Economie Numérique[11] (LCEN) en 2004 ou encore la loi Avia[12] en 2020 pour lutter contre la haine en ligne.
En effet, même si la LCEN pose un principe d’irresponsabilité pour les plateformes du fait qu’elles n’ont pas d’obligation générale de surveillance des contenu illicites[13], les plateformes doivent mettre en place un dispositif de signalement[14] pour des propos qui relèvent des infractions de négation de crime contre l’humanité[15], d’incitation à la haine raciale[16] ou d’incitation à la haine en raison de l’orientation sexuelle[17], prévues par la loi du 29 juillet 1881.
De la même manière, il est possible de procéder au retrait d’un contenu illégal d’un réseau social, par l’engagement de la responsabilité de son directeur en cas d’atteinte aux dispositions du chapitre IV de la loi du 29 juillet 1881 comme si le directeur de publication était l’auteur du message[18].
Néanmoins, ce retrait ne peut s’effectuer que via un magistrat, laissant entière la question de l’engorgement des tribunaux.
En tout état de cause, la loi pourra toujours contraindre Twitter à s’adapter à la liberté d’expression française même si la modération du réseau social comme premier filtre tendra à rester hors champ.
En outre, le futur règlement ePrivacy[19] ou même le récent Digital Services Act[20] risquent, eux aussi, d’impacter fortement la nouvelle politique qu’Elon Musk souhaite mettre en place.
C’est donc avec attention que nous suivrons le déroulement de cette affaire qui n’a pas fini de faire couler de l’encre des deux côtés de l’Océan Atlantique.
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[1] Utilisateurs du réseau social Twitter
[3] Article 4 – Règlement Européen n°2016-679
[4] WP 248 rév. 01 : Lignes directrices concernant l’analyse d’impact relative à la protection des données (AIPD) et la manière de déterminer si le traitement est « susceptible d’engendrer un risque élevé » aux fins du règlement (UE) 2016/679
[5] Article 32 – Règlement Européen n°2016-679
[6] Amendment I (1791) : « Le Congrès ne prendra aucune loi qui touche l’établissement ou interdise le libre exercice d’une religion, ni qui restreigne la liberté de parole ou de la presse […] »
[7] Article 24 2° al 7 – Loi du 29 juillet 1881
[8] Article 24 bis al 5 – Loi du 29 juillet 1881
[9]Twitter : les chiffres essentiels France et Monde pour 2022 : Étude Harris Interactive - internautes français âgés de 15 et plus. Social Life 2019 et Social Life 2020 avec l'EBG
[10] Twitter : les chiffres essentiels France et Monde pour 2022 : Etude #MoiJeune par OpinionWay pour le journal 20 Minutes
[11] Loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique
[12] Loi n° 2020-766 du 24 juin 2020 visant à lutter contre les contenus haineux sur internet
[13] article 6 I) 7) (alinéa 1) de la Loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie
[14] article 6 I) 7) (alinéa 3) de la Loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie
[15] Article 24 bis al 5 – Loi du 29 juillet 1881
[16] Article 24 bis al 7 – Loi du 29 juillet 1881
[17] Article 24 bis al 8 – Loi du 29 juillet 1881
[18] Article 93-3 de la Loi n° 82-652 du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle
[19] “Proposition de RÈGLEMENT DU PARLEMENT EUROPÉEN ET DU CONSEIL concernant le respect de la vie privée et la protection des données à caractère personnel dans les communications électroniques et abrogeant la directive 2002/58/CE (règlement « vie privée et communications électroniques ») ”, 10 janvier 2017
[20] Proposal for a REGULATION OF THE EUROPEAN PARLIAMENT AND OF THE COUNCIL on a Single Market For Digital Services (Digital Services Act) and amending Directive 2000/31/EC, COM/2020/825 final