Par HAAS Avocats
La transformation numérique de la justice, engagée depuis plusieurs années, atteint aujourd’hui une nouvelle étape avec l’essor de l’intelligence artificielle (IA). Si la tentation d’une automatisation accrue du traitement des affaires gagne du terrain dans certaines administrations, la Cour de cassation, en tant que juridiction suprême de l’ordre judiciaire, adopte une approche profondément réfléchie et différenciée.Loin de tout engouement technologique naïf, elle s’inscrit dans une logique de mise en œuvre sélective (II), attentive aux enjeux éthiques, juridiques et techniques que soulève l’intégration de l’IA dans l’activité juridictionnelle (I)
IA à la Cour de cassation : un outil de gestion, pas de décision
L’ambition de la Cour de cassation n’est pas de faire de l’IA un outil de décision, mais un levier d’organisation. L’usage de cette technologie est envisagé comme un moyen de mieux traiter l’information, d’améliorer la circulation des données et d’optimiser les processus internes, tout en assurant une transparence et une fiabilité accrues[1]. Cette stratégie repose sur l’expérience acquise par la Cour, notamment depuis la création d’un laboratoire d’innovation interne et d’une équipe de data science propre[2], une rareté dans le paysage judiciaire.
Les premières expérimentations ont été initiées dans le cadre du projet d’open data des décisions de justice. Un logiciel d’anonymisation automatique fondé sur l’IA a été mis en œuvre dès 2019, suivi en 2020 d’un outil d’aide à l’orientation des mémoires ampliatifs[3]. La Cour a par la suite étendu ses projets à d’autres fonctions essentielles : détection de similarités jurisprudentielles, résumé automatisé de décisions, classification par mots-clés, ou encore aide à l’exploitation des bases documentaires. Ces cas d’usage partagent un point commun : ils visent à rationaliser le traitement de l’information juridique sans interférer avec la phase de jugement.
La Cour s’est également intéressée à des outils d’aide à la rédaction, permettant une uniformisation des styles ou le repérage de précédents similaires dans les affaires sérielles. Toutefois, même ces usages font l’objet d’une grande prudence, car leur proximité avec l’acte juridictionnel soulève des interrogations éthiques importantes[4].
Quels critères guident l’usage de l’IA à la Cour de cassation ?
Pour baliser le champ des usages admissibles, la Cour de cassation a mis en place une méthode d’évaluation fine, reposant sur une grille de critères croisés. Trois types de critères dominent cette analyse : éthiques, juridiques et fonctionnels[5].
Sur le plan éthique, la compatibilité des systèmes d’IA (SIA) avec les droits fondamentaux est un impératif constant. Le groupe de travail mis en place au sein de la Cour a également souligné la nécessité de développer des systèmes « frugaux », c’est-à-dire proportionnés en termes de consommation énergétique. Sur le plan juridique, deux exigences principales émergent : le respect du Règlement général sur la protection des données (RGPD), notamment en cas de traitement de données sensibles liées aux litiges judiciaires, et la conformité au règlement européen sur l’intelligence artificielle[6]. Si ce dernier prévoit en principe un classement des systèmes utilisés par les autorités judiciaires parmi les SIA à haut risque, des exceptions relativement larges permettent d’envisager, dans de nombreux cas, une qualification moindre, entrainant des obligations moins contraignantes[7].
Les critères fonctionnels, quant à eux, sont liés à l’utilité concrète des outils pour les métiers de la Cour. Un cas d’usage ne peut être retenu que s’il génère un gain mesurable en qualité ou en efficacité. S’ajoutent à cela des critères techniques comme la disponibilité des données ou la faisabilité selon l’état de l’art et économiques, qui imposent une estimation précise du coût de développement, de maintenance et d’exploitation du système[8]. La Cour privilégie une logique de développement interne, moins onéreuse, mieux adaptée aux spécificités de la juridiction, et surtout garante d’une maîtrise totale des systèmes et des données. Cette stratégie permet également de s’assurer d’un hébergement souverain, sur des serveurs propres ou un cloud sécurisé.
En tout état de cause, aucune expérimentation d’outil d’aide à la décision n’a été conduite, ni même envisagée. Une telle orientation heurterait à la fois les spécificités techniques du pourvoi en cassation et les principes fondamentaux de l’acte de juger dans une juridiction suprême.[9] Par conséquent, ce domaine a été complètement écarté dans le rapport de la Cour.
La Cour de cassation illustre, par son approche, une voie singulière et exemplaire d’intégration de l’intelligence artificielle dans le champ judiciaire. Loin de céder à l’illusion d’une justice automatisée, elle promeut une utilisation ciblée, éthique et maîtrisée de ces outils technologiques. L’IA, dans cette perspective, n’est ni une menace, ni une panacée, mais un auxiliaire d’organisation et de rationalisation, au service d’un office juridictionnel dont l’essence reste irréductiblement humaine.
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Le cabinet HAAS Avocats est spécialisé depuis plus de vingt-cinq ans en droit des nouvelles technologies et de la propriété intellectuelle. Il accompagne de nombreux acteurs du numérique dans le cadre de leurs problématiques judiciaires et extrajudiciaires relatives au droit de la protection des données. Dans un monde incertain, choisissez de vous faire accompagner par un cabinet d’avocats fiables. Pour nous contacter, cliquez ici.
[1] RAPPORT - Préparer la Cour de cassation de demain Cour de cassation et intelligence artificielle p.20 (Choix des cas d’usage étudiés : développement des outils internes pour les besoins de la Cour de cassation - Présentation du rapport par la présidente Zientara | Cour de cassation)
[2] Ibid. p.2 (Paragraphe 1 : Association étroite de juristes et de scientifiques)
[3] Ibid. p.28 et s. (Paragraphe 1 : Association étroite de juristes et de scientifiques)
[4] Ibid p.99 et s.
[5] Ibid p.16 (Méthodologie retenue par le groupe de travail)
[6] Ibid p.50 (§2 – Mise en conformité avec la règlementation sur les données personnelles
[7] Ibid. p.47 et s (§1 – Mise en conformité des SIA à la réglementation IA).
[8] Ibid p.54 (Chapitre 2 – Présentation des critères d’évaluation techniques et économiques)
[9] Ibid p.22.