Deepfakes : le pari de faire de l’identité une propriété au Danemark

Deepfakes : le pari de faire de l’identité une propriété au Danemark
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Par Haas Avocats

L’essor de l’IA a favorisé la prolifération de contenus audiovisuels falsifiés, dits deepfakes, reproduisant de manière artificielle le visage, la voix ou les expressions d’une personne réelle.

Ces productions, de plus en plus répandues sur les réseaux sociaux, ont donné lieu à des manipulations particulièrement préoccupantes : ainsi, des vidéos attribuant à Tom Hanks la promotion d’une assurance dentaire, à Joe Biden l’incitation à ne pas voter lors des primaires, ou encore à Volodymyr Zelenski l’appel à déposer les armes, circulent librement en ligne. Ces pratiques soulèvent de graves inquiétudes, notamment lorsqu’elles visent des responsables politiques ou économiques ou donnent lieu à des mises en scène pornographiques réalisées sans le consentement des personnes concernées.

C’est dans ce contexte d’alerte que le Royaume du Danemark a entrepris une réforme inédite et ambitieuse, visant à ériger un cadre normatif apte à encadrer la création et la diffusion de deepfakes, par l’introduction d’une refonte substantielle de son droit d’auteur.

La proposition de loi danoise : droit de propriété intellectuelle sur le corps, le visage et la voix

Le 26 juin 2025, le Gouvernement danois a présenté les grandes lignes d’un projet de loi destiné à être soumis au Parlement à l’automne suivant. Ce projet bénéficie déjà d’un consensus politique quasi unanime (neuf parlementaires sur dix y étant favorables), ce qui témoigne de l’acuité de la problématique et de l’urgence de son traitement normatif.

Le texte tend à consacrer un principe novateur : l’assimilation du corps, des traits physiologiques et de la voix d’une personne à une œuvre de l’esprit protégée par le droit d’auteur. Lidentité physique et vocale d’un individu deviendrait ainsi sa propriété intellectuelle exclusive, au même titre qu’une création artistique.
Les principaux apports de cette réforme seraient les suivants :

  • Droit de retrait : Tout citoyen disposerait du pouvoir d’exiger des plateformes numériques la suppression de contenus deepfakes diffusés sans son consentement, rejoignant ainsi la logique du droit moral de l’auteur quant à la maîtrise de la destination de son œuvre.
  • Droit à réparation : La personne victime de l’utilisation frauduleuse de son identité pourrait solliciter une indemnisation à l’encontre de l’auteur du deepfake ou, le cas échéant, des plateformes ayant relayé le contenu illicite.
  • Responsabilité accrue des plateformes : En cas de manquement à ces obligations, celles-ci s’exposeraient à de lourdes sanctions pécuniaires.

Cette initiative s’inscrit dans une dynamique plus large de régulation technologique : Rappelons que le Danemark a récemment décidé, à l’instar de l’Allemagne, d’abandonner certains services de Microsoft pour ses administrations au profit de logiciels libres, afin de préserver la souveraineté numérique nationale et la protection des données.

Une législation inédite face aux deepfakes, au-delà des normes existantes

De nombreux États se sont déjà saisis de la question des deepfakes, mais sans aller aussi loin que le Danemark.

  • Au Royaume-Uni, si le partage de contenus pornographiques falsifiés est sanctionné par des peines sévères (amendes ou emprisonnement), la création de tels contenus n’est pas directement prohibée.
  • En France, la loi incrimine pénalement les deepfakes pornographiques (jusqu’à 3 ans d’emprisonnement et 75 000 € d’amende) et impose une obligation de transparence en matière de contenus générés par IA, l’ARCOM disposant d’un pouvoir de contrôle et de retrait.
  • Au niveau de l’Union européenne, la réglementation classe les IA en fonction de leur niveau de risque et range les deepfakes parmi les systèmes à risque « limité », n’imposant qu’une obligation de transparence sans en prohiber la création.
  • Aux États-Unis comme en Corée du Sud, la régulation vise essentiellement les contenus intimes non consentis.

En érigeant l’interdiction générale des deepfakes portant atteinte à l’identité d’autrui, le Danemark franchit un seuil inédit.

Un droit de propriété intellectuelle pour tous les citoyens

La réforme consacre un droit de propriété intellectuelle sur l’identité physique applicable à tout individu, qu’il soit anonyme ou célèbre.
Cette orientation répond aux inquiétudes exprimées par les milieux artistiques et culturels face à l’exploitation non autorisée de leur voix ou de leur image (exemple de la grève des doubleurs et acteurs de jeux vidéo aux États-Unis). Le projet danois apparaît ainsi comme un outil de protection renforcée des créateurs face à la captation illicite de leur personnalité artistique et de protection de tout citoyen lambda face à toute atteinte à son intégrité physique.

Une approche ambitieuse mais problématique et insuffisante

Faire de l’identité personnelle un droit de propriété intellectuelle transforme l’identité biologique en un actif juridiquement protégé. Toutefois, cette réforme soulève des interrogations :

  • Risque de marchandisation : En assimilant l’identité à une œuvre protégée par le droit d’auteur, celle-ci devient cessible et exploitable économiquement, ce qui pourrait favoriser la commercialisation de l’identité humaine.
  • Effet limité pour les citoyens ordinaires : Si les personnalités publiques bénéficient d’un outil efficace, les individus anonymes pourraient rencontrer des obstacles pratiques ou financiers pour faire valoir leurs droits.
  • Délimitation incertaine des exceptions : Le projet prévoit d’autoriser les deepfakes relevant de la satire ou de la parodie. Mais la frontière entre critique légitime et atteinte discriminatoire demeure floue, exposant à des risques arbitraires.
  • Portée territoriale réduite : Une telle loi, limitée au territoire danois, ne saurait empêcher la circulation mondiale de contenus hébergés à l’étranger. L’initiative danoise, si elle est louable, ne pourra porter ses fruits qu’à la condition qu’une coopération européenne voire internationale ne voie le jour.             

Protéger l’identité à l’ère des deepfakes : le modèle danois fera-t-il école en Europe ?

L’initiative législative danoise s’inscrit dans un contexte européen en pleine mutation. L’EUIPO est en effet de plus en plus sollicitée pour des demandes d’enregistrement de visages humains en tant que marques. Cette évolution illustre une tendance marquée chez les professionnels du monde artistique à privilégier l’enregistrement de leur visage comme marque (droit pouvant être maintenu indéfiniment par renouvellements successifs) plutôt que de se fonder sur le droit à l’image qui s’éteint au décès de la personne concernée. Dans cette perspective, le projet danois, qui envisage de faire de l’identité personnelle un droit d’auteur, s’inscrit dans une logique similaire et consacre l’idée selon laquelle chaque individu doit pouvoir protéger son identité comme un véritable bien de propriété intellectuelle, dont il demeure libre de décider l’usage et la destination.

Dès lors, le Danemark se positionne comme un État pionnier dans la régulation des deepfakes autres que pornographiques, en érigeant l’identité personnelle en un droit d’auteur appartenant à chacun. Si ce projet législatif n’en est encore qu’au stade préparatoire, il soulève d’ores et déjà plusieurs interrogations. En effet, bien qu’animée par la volonté de renforcer la protection des citoyens face aux dérives du numérique, l’initiative comporte un risque manifeste de marchandisation du corps humain et se heurte, en tout état de cause, à une portée territoriale limitée. Conscient de ces enjeux, le Danemark entend tirer parti de sa présidence du Conseil de l’Union européenne, entamée en juillet 2025, afin de porter ce débat au niveau communautaire et de promouvoir l’élaboration d’un cadre normatif commun présentant un équilibre entre l’innovation technologique, la liberté d’expression et la protection des personnes. Affaire à suivre donc…

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