A propos de CEDH, 17 octobre 2019, Aff. L. R. & Autres c. Espagne
Les Tribunaux ne violent pas les articles 6 et 8 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme (CESDH) en validant un licenciement de salariés d’un supermarché pour des faits de vols révélés par des images de caméras de vidéosurveillance installées par leur employeur au-dessus des caisses pendant une durée de quelques jours jusqu’à l’identification des voleurs après que ce dernier ait constaté des pertes importantes au cours des mois précédents.
Voilà ce que vient de juger la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) dans un arrêt du 17 octobre 2019 qui mérite d’être connu et analysé.
Constatant des incohérences entre le niveau de stocks et le chiffre d’affaires avec des pertes de près de 80 000 euros en 5 mois, le directeur d’un supermarché espagnol décide d’installer des caméras de vidéosurveillance, certaines visibles, d’autres dissimulées, orientées vers les entrées et les sorties du supermarché et vers les caisses.
Au cours d’une réunion, les salariés et les IRP du supermarché sont informés de l’installation des caméras visibles en raison des soupçons de vols de la direction, mais pas de l’installation des caméras cachées. Par ailleurs, un panneau d’information signalant l’existence de la vidéosurveillance est installé dans le magasin.
Les caméras cachées permettent de capter des images de salariés commettant (ou se rendant complices) des vols aux passages en caisse. Les IRP sont informés et les salariés sont par la suite licenciés après avoir reconnu leur participation aux vols.
Les juridictions espagnoles saisies du litige ont en substance validé les licenciements et les preuves apportées au moyen des caméras de vidéosurveillance. Elles ont en effet considéré que l’installation de caméras cachées était motivée par l’existence de soupçons de vols, adéquate et nécessaire à l’accomplissement du but poursuivi, puisqu’une mesure plus modérée n’aurait pas été à même d’atteindre ce but, et proportionnée puisque les enregistrements étaient limités dans le temps et dans l’espace à ce qui était nécessaire pour vérifier les soupçons en cause. L’absence d’information des salariés et des délégués du personnel était quant à elle justifiée par le fait que « l’entreprise craignait à juste titre que la connaissance du dispositif de surveillance ne fasse échec au but recherché ».
Les salariés licenciés ont alors saisi la CEDH en considérant que les juridictions espagnoles avaient :
La CEDH considère qu’il n’y a pas de violation de l’article 8 de la CEDH et valide l’argumentaire des juridictions espagnoles.
En premier lieu, la Cour considère que l’intrusion dans la vie privée des requérantes ne revêtait pas un degré de gravité élevé.
La mise en place de la vidéosurveillance se justifiait par des soupçons de vols répétés et massifs sur plusieurs mois et par l’intérêt légitime de l’employeur d’adopter des mesures afin de découvrir les responsables des pertes constatées et de les sanctionner, dans le but d’assurer la protection de ses biens et le bon fonctionnement de l’entreprise.
La mesure de vidéosurveillance se limitait aux caisses (et non l’ensemble du magasin), susceptibles d’être à l’origine des pertes constatées, et sa durée a été limitée au temps nécessaire pour confirmer les soupçons de vol, à savoir uniquement 10 jours.
Le fait que trois des caissières licenciées se trouvaient de facto filmées pendant toute leur journée de travail, de manière permanente et sans limitation ne suffit pas à rendre la mesure disproportionnée dès lors qu’il s’agissait d’un espace ouvert au public avec un contact permanent avec des clients, rendant leur attente en matière de protection de la vie privée manifestement réduite.
Enfin, seuls le responsable du magasin, le représentant légal de l’entreprise et un délégué syndical ont visionné les enregistrements obtenus au moyen de la vidéosurveillance litigieuse avant que les requérantes n’en soient informées.
En second lieu, la CEDH constate en effet que la vidéosurveillance et les enregistrements n’ont pas été utilisés par l’employeur à d’autres fins que celle de trouver les responsables des pertes de produits constatées et de les sanctionner.
Elle relève également qu’informer les membres du personnel risquait effectivement de compromettre le but de la vidéosurveillance qui était de découvrir d’éventuels responsables de vols mais aussi de s’assurer des preuves permettant de prendre des mesures disciplinaires à leur égard.
En effet, la CEDH juge que si « elle ne saurait accepter que, de manière générale, le moindre soupçon que des détournements ou d’autres irrégularités aient été commis par des employés puisse justifier la mise en place d’une vidéosurveillance secrète par l’employeur, l’existence de soupçons raisonnables que des irrégularités graves avaient été commises et l’ampleur des manques constatés en l’espèce peuvent apparaître comme des justifications sérieuses. Cela est d’autant plus vrai dans une situation où le bon fonctionnement d’une entreprise est mis à mal par des soupçons d’irrégularités commises non par un seul employé mais par l’action concertée de plusieurs employés, dans la mesure où cette situation a pu créer un climat général de méfiance dans l’entreprise ».
La CEDH juge également que les juridictions espagnoles n’ont pas violé l’article 6 CESDH et considère que l’utilisation comme preuves des images obtenues par vidéosurveillance n’a pas porté atteinte au caractère équitable de la procédure en l’espèce.
En effet, la vidéosurveillance n’a pas été réalisée en violation du droit des requérantes au respect de leur vie privée et les images tirées de la vidéosurveillance, dont aucun élément ne permettait de remettre en cause la fiabilité et l’authenticité, n’étaient pas les seuls éléments du dossier.
La motivation conduisant la CEDH à considérer que les juridictions espagnoles n’ont pas violé l’article 8 de la CESDH en validant les licenciements décidés sur la base de preuves de vols révélées par des images de caméras de surveillance cachées doit appeler les employeurs à la plus grande prudence.
En effet, la CEDH insiste sur le fait que « les requérantes disposaient d’autres voies de recours, prévues par la loi sur la protection des données, spécifiquement destinées à sanctionner le non-respect de cette loi. Les requérantes pouvaient ainsi saisir l’Agence de protection des données d’un manquement par l’employeur à l’obligation d’information préalable prévue à l’article 5 de la loi, cette agence ayant compétence pour enquêter sur la violation alléguée de la loi et en sanctionner pécuniairement le responsable. Elles pouvaient également saisir les juridictions ordinaires pour obtenir réparation de la violation alléguée de leurs droits au titre de la loi sur la protection des données. (…). Le droit interne avait ainsi ouvert aux requérantes d’autres voies de recours qui visaient à garantir la mise en œuvre de la protection spécifique des données personnelles, que les intéressées ont choisi de ne pas emprunter ».
Dès lors, au regard de la jurisprudence très stricte de la CNIL en matière de vidéosurveillance et notamment de vidéosurveillance sur leur lieu de travail, il est probable que cette dernière aurait sanctionné ce type de pratique, sur le fondement d’une violation du RGPD et de la loi Informatique et Libertés du 6 janvier 1978 modifiée.
Toutefois, cet arrêt peut conduire la CNIL et les juridictions françaises à infléchir leur position dans des circonstances particulières telles que celles ayant donné lieu à l’arrêt de la CEDH.
En effet, la réglementation en matière de protection des données à caractère personnel repose pour beaucoup sur la volonté de protéger la vie privée des personnes concernées par le traitement de leurs données.
C’est donc bien la balance des intérêts de l’employeur (lutte contre le vol, sécurité des biens et des personnes) et ceux des salariés (droit au respect de sa vie privée) qui devrait guider l’autorité de contrôle ou les juges pour dire si l’absence d’information précise des IRP et des salariés quant au nombre et à la position des caméras installées de manière momentanée avec pour seul but d’identifier les auteurs des délits commis sur le lieu de travail et l’enregistrement permanent sur une très courte durée d’images de salariés dans un lieu ouvert et en contact direct avec la clientèle est excessif et disproportionné au regard de la faible atteinte portée au droit à la vie privée des salariés.
En conclusion, cet arrêt ne doit pas être considéré par les employeurs comme une porte ouverte à la mise en place de caméras cachées à l’insu de leurs salariés, même en pareille situation.
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