Par Eve Renaud-Chouraqui et Noa Setti
La Commission européenne est en droit de présenter à une entreprise sur laquelle elle enquête une (nouvelle) demande de renseignement postérieurement à la communication des griefs, à condition que cette demande soit nécessaire et proportionnée.
Tels sont les apports majeurs de la décision de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) du 28 janvier 2021[1].
1. La possibilité de demander des renseignements après la communication de griefs
En l’espèce, suite à une plainte déposée par leur concurrent, deux sociétés ont fait l’objet d’une enquête de la Commission européenne pour un possible abus de position dominante.
Dans ce contexte, et dans le cadre de son enquête, la Commission leur avait déjà adressé plusieurs demandes de renseignements, afin d’obtenir toutes informations nécessaires à l’avancement des investigations.
Pour rappel, la demande de renseignements constitue une prérogative de la Commission européenne[2]. Elle peut prendre deux formes :
- une demande simple ;
- une demande effectuée par voie de décision, le cas échéant, sous astreinte en cas de non-transmission des renseignements demandés.
Par la suite, la Commission a adressé aux sociétés une communication des griefs, dans laquelle elle a conclu, à titre préliminaire, à un abus de position dominante par ces dernières.
Or, postérieurement à cette communication des griefs, la Commission leur a adressé une nouvelle demande de renseignements (sous forme simple).
En l’absence de réaction de la part des sociétés, la Commission a pris une décision de demande de renseignements, sous astreinte de la somme de 580.000 euros par jour de retard.
Les sociétés ont alors déposé un recours en annulation de cette décision devant le Tribunal de l’Union européenne. Ce dernier[3] ayant rejeté leur recours, et les requérantes ont formé un pourvoi en annulation de cet arrêt.
La question principale posée à la CJUE était la suivante : dans le cadre d’une enquête antitrust, la Commission européenne peut-elle adresser une demande de renseignements postérieurement à la communication des griefs ?
La réponse de la CJUE est positive – sous la réserve suivante : la demande doit être nécessaire et proportionnée.
2. L’exigence de nécessité de la demande de renseignements post communication des griefs
Les demandeurs contestaient la nécessité pour la Commission de demander des données relatives à des périodes antérieures et postérieures à la période infractionnelle, le tout deux ans après l’émission de la communication des griefs, et ce d’autant que le Tribunal aurait omis de justifier la pertinence de certaines de ces informations pour apprécier l’infraction invoquée.
La CJUE rappelle que « la communication de griefs est un document de caractère procédural et préparatoire qui, en vue d’assurer l’exercice efficace des droits de la défense, circonscrit l’objet de la procédure administrative engagée par la Commission, empêchant ainsi cette-dernière de retenir d’autres griefs dans sa décision mettant fin à la procédure concernée ».
En d’autres termes, la communication des griefs est un document provisoire et susceptible de modifications, notamment sur la base des observations présentées en réponse par les parties. Dès lors, la Commission est en droit de poursuivre son enquête après l’envoi de celle-ci.
Aussi, et pour autant que les informations sollicitées sont nécessaires, la Commission est bien fondée à adresser des demandes de renseignements postérieurement à la communication des griefs.
Comment s’apprécie le caractère nécessaire ?
Selon la CJUE, il doit être apprécié au regard du but mentionné dans la demande, c’est-à-dire les soupçons d’infraction que la Commission souhaite vérifier.
En l’espèce, cette nécessité ressortait de constatations factuelles : la Commission avait estimé que certaines données sur lesquelles elle s’était appuyée dans la communication des griefs n’étaient pas représentatives de la réalité. Les renseignements nouvellement demandés visaient à remédier à ce constat, en obtenant des données reflétant fidèlement la situation sur la période analysée.
Outre la condition de nécessité, la Cour a également apporté des précisions quant à l’appréciation du caractère proportionné de la demande de renseignements.
3. L’exigence de proportionnalité de la demande de renseignements post communication des griefs
Les requérants arguaient du caractère disproportionné de la charge de travail qui leur était imposée pour fournir à la Commission les nombreux renseignements qu’elle sollicitait.
La CJUE rappelle que le caractère proportionné d’une demande de renseignements s’apprécie au regard des nécessités de l’enquête, « sans que le fait qu’une telle demande impose à l’entreprise une charge de travail importante suffise, en soi, à démontrer qu’elle revêt un caractère disproportionné ».
Or, en l’espèce, les nécessités de l’enquête, liées aux présomptions d’infraction et aux réponses des demandeurs à la communication des griefs, constituaient des justifications suffisantes.
Enfin, les requérants critiquaient le montant de l’astreinte journalière, jugé lui aussi disproportionné, aboutissant à les contraindre à répondre à la demande, sous peine de devoir verser une astreinte d’un montant extrêmement élevé.
La CJUE rappelle que la fixation d’une astreinte comporte nécessairement deux phases :
- une première au cours de laquelle la Commission inflige, par décision, une astreinte ;
- faute de pouvoir déterminer le montant total de l’astreinte, la décision ne peut recevoir exécution. Le montant total ne pourra être définitivement fixé que par une nouvelle décision, adoptée ultérieurement.
En l’espèce, seule la première phase avait été engagée et aucune décision définitive n’avait fixé le montant total de l’astreinte, de sorte que l’argument des requérants était irrecevable.
In fine, retenons de cet arrêt de la CJUE que, dans le cadre d’une enquête relative à d’éventuelles pratiques anti-concurrentielles, la Commission européenne est bien fondée à solliciter des renseignements après avoir communiqué les griefs, si les conditions de nécessité et de proportionnalité sont remplies.
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[1] Affaire C-466/19 (Qualcomm Inc. et Qualcomm Europe Inc. contre Commission européenne)
[2] Article 18, paragraphe 3 du règlement (CE) n°1/2003 du Conseil relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles 101 et 102 du TFUE
[3] Arrêt T-371/17 (non publié) du Tribunal de l’Union européenne, Qualcomm et Qualcomm Europe/Commission, 9 avril 2019