Actualités juridiques et digitales

Droit au silence : la CNIL contestée devant le Conseil constitutionnel

Rédigé par Haas Avocats | Jun 27, 2025 8:11:20 AM

Par HAAS Avocats

Le 5 juin 2025 marque peut-être un tournant dans l'équilibre des pouvoirs entre la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) et les entreprises qu'elle contrôle. Par une décision aussi précise qu'audacieuse, le Conseil d'État vient de renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) qui pourrait redéfinir les contours du droit de ne pas s’auto-incriminer dans le contentieux administratif répressif.

Deux entreprises contestent la procédure de la CNIL devant le Conseil d’État

Une faille dans la loi Informatique et Libertés ?

Par deux mémoires distincts enregistrés le 11 mars 2025, les sociétés Cosmospace et Télémaque ont posé au Conseil d’État, dans le cadre de recours en annulation de délibérations de la formation restreinte de la CNIL, de renvoyer au Conseil constitutionnel deux questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) portant sur les articles 19 et 22 de la loi n°78-17 du 6 janvier 1978, dite loi « Informatique et libertés ».

Les deux sociétés avaient été sanctionnées pour divers manquements au RGPD et à l’article L. 34-5 du Code des postes et communications électroniques. Outre les amendes administratives (250 000 € pour Cosmospace, 150 000 € pour Télémaque), les décisions de la CNIL ordonnaient la publication nominative des délibérations pendant deux ans.

Les requérantes soutenaient que les articles 19 et 22 de la loi de 1978 méconnaissent le droit constitutionnel de ne pas contribuer à sa propre incrimination, garanti par l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, dès lors qu’ils ne prévoient pas l’obligation d’informer les personnes mises en cause de leur droit de se taire, tant au stade de l’enquête que lors de la procédure de sanction.

Le Conseil d’État tranche sur les limites du droit au silence face à la CNIL

La stratégie juridique des requérantes était ambitieuse : contester simultanément les articles 19 et 22 de la loi "Informatique et libertés", au motif que ces dispositions méconnaîtraient le droit constitutionnel de ne pas contribuer à sa propre incrimination, consacré par l'article 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

Le Conseil d'État a tranché avec une précision chirurgicale, opérant une distinction fondamentale entre deux phases procédurales aux enjeux constitutionnels distincts.

Article 19 vs Article 22 : le Conseil d’État trace la frontière du droit au silence

Article 19 : le droit au silence écarté lors de l’enquête administrative

Concernant l'article 19, qui organise les pouvoirs d'enquête de la CNIL, comprenant notamment l'accès aux locaux professionnels, la communication et la copie de documents, ainsi que la collecte de renseignements et de justifications, la haute juridiction administrative s'est montrée inflexible. Le Conseil d’Etat rappelle que ces mesures d'enquête ont un caractère préliminaire, visant à préparer l'éventuelle procédure de sanction, sans constituer en soi une phase contradictoire d'audition ou de recueil d'explications susceptibles d'incriminer la personne mise en cause.

Cette position, qui peut sembler restrictive, s'inscrit dans une conception classique de la séparation des phases procédurales. L'enquête administrative conserve ainsi son caractère d'investigation objective, distincte de la phase répressive proprement dite. En conséquence, l'absence d'une obligation d'information sur le droit de garder le silence dans ce cadre ne porte pas, selon le Conseil d'État, une atteinte manifeste au droit constitutionnel de ne pas s'auto-incriminer.

Par ailleurs, la question soulevée sur l'article 19, déjà examinée dans le passé, ne présente pas un caractère sérieux justifiant son renvoi au Conseil constitutionnel. Cette position s'inscrit dans la lignée de la récente décision du Conseil constitutionnel concernant l'AMF (Cons. const. 21 mars 2025, n° 2025-1128 QPC), qui a écarté l'obligation de notification du droit de se taire au stade de l'enquête, la personne sollicitée n'étant pas encore « effectivement mise en cause »

Article 22 : le Conseil d’État reconnaît une QPC sérieuse sur le droit au silence

L'article 22, en revanche, organise la procédure contradictoire devant la formation restreinte de la CNIL, susceptible de déboucher sur des sanctions. Ici, le Conseil d'État reconnaît le « caractère sérieux » de la question constitutionnelle soulevée.

Cette distinction procédurale révèle une mutation profonde de la conception du droit administratif répressif. Là où la tradition administrative privilégiait une approche unitaire de la procédure, le Conseil d'État dessine désormais une géographie constitutionnelle nuancée, où chaque phase procédurale appelle ses propres garanties.

Le Conseil d’État juge que la question de la constitutionnalité de l’absence d’obligation d’informer les personnes poursuivies de leur droit de se taire dans ce cadre présente un caractère sérieux. Il relève que cela implique d’apprécier :

  • si une autorité administrative indépendante exerçant un pouvoir de sanction est tenue, en vertu de la Constitution, d’informer les personnes concernées de leur droit de ne pas s’auto-incriminer;
  • si ce droit s’applique aux personnes morales et, le cas échéant, selon quelles modalités.

Le Conseil d'État décide donc de renvoyer cette QPC au Conseil constitutionnel et surseoit à statuer sur les recours des sociétés dans l'attente de sa décision.

Le droit au silence, vecteur d’évolution du droit administratif répressif

Droit au silence : vers une révolution silencieuse du droit administratif répressif ?

Le droit de ne pas s'auto-incriminer, longtemps cantonné à la sphère pénale, colonise progressivement l'ensemble du droit répressif. Cette évolution s'inscrit dans un mouvement plus large de convergence des garanties procédurales, sous l'impulsion conjuguée du droit européen et de la jurisprudence constitutionnelle.

La décision du Conseil constitutionnel, attendue dans les prochains mois, pourrait ainsi consacrer une véritable "révolution silencieuse" du droit administratif répressif. Si les Sages de la rue de Montpensier devaient reconnaître l'obligation d'informer les personnes poursuivies de leur droit de se taire, c'est l'ensemble de l'architecture procédurale des autorités de régulation qui pourrait être remise en question.

L'ère numérique face au défi des garanties procédurales

Enfin, cette affaire révèle la tension croissante entre efficacité administrative et protection des droits fondamentaux à l'ère numérique. Alors que les pouvoirs de sanction des autorités administratives n'ont cessé de se renforcer pour réguler l'économie digitale, la question de leurs limites constitutionnelles devient centrale.

Le paradoxe est saisissant : à l'heure où la protection des données personnelles n'a jamais été aussi prégnante et où les technologies numériques transforment notre rapport à l'information, c'est le droit au silence qui pourrait transformer les modalités d'exercice du contrôle de la CNIL. Une ironie de l'histoire juridique qui ne manquera pas de nourrir les débats doctrinaux des mois à venir.

***

Le cabinet HAAS Avocats est spécialisé depuis plus de vingt-cinq ans en droit des nouvelles technologies et de la propriété intellectuelle. Il accompagne de nombreux acteurs du numérique dans le cadre de leurs problématiques judiciaires et extrajudiciaires relatives au droit de la protection des données. Dans un monde incertain, choisissez de vous faire accompagner par un cabinet d’avocats fiables. Pour nous contacter, cliquez ici.