Par Haas Avocats
Des jeunes femmes qui vendent de la lingerie sur la plateforme Vinted témoignent de messages insistants et déplacés qu’elles reçoivent quotidiennement. Certaines vendeuses expliquent recevoir régulièrement des messages à caractère déplacé, allant de demandes insistantes de photos portées de leurs articles à des sollicitations plus intimes ou fétichistes.Ces sollicitations, souvent répétées et intrusives, transforment une simple activité de revente en ligne en une expérience de harcèlement. Ce phénomène pose une question dérangeante : à partir de quel moment ces comportements relèvent-ils du harcèlement en ligne sanctionné par la loi ?
Vinted et cyberharcèlement : que prévoit la loi en France ?
Aussi étonnant que cela puisse paraître, la loi ne permet pas de punir toutes ces attitudes. Si un individu se contente d’envoyer un message à connotation sexuelle sans menace ni contrepartie demandée, on ne peut pas toujours parler de cyberharcèlement au sens juridique strict. La frontière est fine entre la grossièreté non sanctionnée et le harcèlement puni par le Code pénal. Cette zone grise interroge sur l’adéquation du droit face à la réalité du terrain : les victimes se sentent harcelées et atteintes dans leur dignité, tandis que les agresseurs profitent parfois d’un vide juridique pour sévir impunément. Vinted affirme appliquer une « tolérance zéro » envers les sollicitations sexuelles non désirées, allant jusqu’à bannir rapidement les comptes signalés[1]. Néanmoins, la plateforme invite ses utilisatrices à flouter leur visage et à ne pas divulguer d’informations personnelles.
Dès lors, comment le droit français encadre-t-il le cyberharcèlement et quels recours offre-t-il aux victimes ?
Définition légale : le cyberharcèlement et ses éléments constitutifs
En France, le harcèlement en ligne (ou cyberharcèlement) s’inscrit dans le cadre plus large du harcèlement moral prévu par l’article 222-33-2-2 du Code pénal. Ce délit, introduit par la loi du 4 août 2014 pour l’égalité femmes-hommes, vise « le fait de harceler une personne par des propos ou comportements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de vie se traduisant par une altération de sa santé physique ou mentale ». Autrement dit, il faut des actes répétés (insultes, sollicitations obscènes, menaces, etc.) entraînant une souffrance avérée chez la victime (angoisse, dépression, isolement…). Depuis la loi du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, un acte unique peut suffire à caractériser le harcèlement s’il s’inscrit dans une attaque groupée émanant de plusieurs personnes. Concrètement, l’infraction est constituée « lorsque ces propos ou comportements sont imposés à une même victime par plusieurs personnes, de manière concertée ou à l’instigation de l’une d’elles, alors même que chacune de ces personnes n’a pas agi de façon répétée », mais aussi « lorsque ces propos ou comportements sont imposés successivement par plusieurs personnes qui […] savent que ces propos ou comportements caractérisent une répétition ». Cette évolution législative permet de poursuivre l’ensemble des participants d’un cyberharcèlement collectif, même si chacun n’a envoyé qu’un message isolé.
Il est important de distinguer le harcèlement moral (général) du harcèlement sexuel, également réprimé en ligne. Le harcèlement sexuel (art. 222-33 du Code pénal) vise des propos ou comportements à connotation sexuelle ou sexiste imposés de façon répétée, qui portent atteinte à la dignité de la personne ou créent un climat intimidant. Depuis 2018, cette infraction peut aussi être commise de manière groupée par plusieurs individus, même sans répétition individuelle. Surtout, un fait unique peut constituer du harcèlement sexuel s’il consiste en une pression grave exercée dans le but d’obtenir un acte de nature sexuelle (par exemple, demander à une vendeuse des photos dénudées en échange d’argent pourrait, selon les circonstances, relever de cette définition). Harcèlement moral et sexuel sont punis sur le plan pénal, avec des peines variant selon la gravité. Dans tous les cas, des messages tels que des demandes insistantes de photos intimes ou commentaires dégradants sur l’apparence, peuvent entrer dans le champ de ces infractions dès lors qu’ils sont répétés ou émis en meute avec une intention malveillante. À défaut de répétition ou d’intention de nuire, ils resteront de simples incivilités non pénalement sanctionnées, ce qui souligne toute la difficulté à tracer la ligne juridique du tolérable.
Sanctions pénales : une répression graduée des harceleurs en ligne
Le Code pénal prévoit des peines croissantes en fonction du contexte du harcèlement en ligne et de la vulnérabilité des victimes. Voici les principaux cas de figure :
- Harcèlement en ligne « simple » (propos ou comportements répétés sans autre circonstance aggravante particulière) : 2 ans d’emprisonnement et 30 000 € d’amende.
- Victime mineure de 15 ans ou personne particulièrement vulnérable (en raison de son âge, d’une maladie, d’une déficience, d’une grossesse, etc.) : 2 ans et 30 000 €, portés à 3 ans et 45 000 € si l’auteur savait la victime vulnérable.
- Harcèlement en ligne à caractère discriminatoire (propos racistes, sexistes, homophobes...) ou visant un élu / titulaire d’un mandat public : 2 ans et 30 000 €, portés à 3 ans et 45 000 € en raison de ces circonstances spécifiques.
- Harcèlement ayant entraîné des conséquences graves (par exemple une incapacité totale de travail de la victime de plus de 8 jours, ou dans le cas du harcèlement scolaire, une tentative de suicide de la victime) : peines pouvant atteindre 5 ans d’emprisonnement et 75 000 € d’amende, voire 10 ans et 150 000 € dans les cas les plus dramatiques.
En plus de l’emprisonnement et de l’amende, les tribunaux peuvent prononcer des peines complémentaires visant à protéger la victime et à prévenir la récidive. Depuis la loi SREN de 2024, une mesure de bannissement des réseaux sociaux ou services en ligne a été créée : le harceleur condamné peut se voir interdire d’accéder au service où il a commis les faits, pour une durée maximale de 6 mois (portée à un an en cas de récidive). Concrètement, la plateforme devra bloquer son compte et l’empêcher d’en rouvrir de nouveaux. D’autres peines complémentaires classiques existent, comme l’interdiction d’entrer en contact avec la victime, l’obligation d’accomplir un stage de citoyenneté, ou encore le travail d’intérêt général. Par ailleurs, la personne condamnée devra indemniser la victime pour le préjudice moral subi (souffrance psychologique, atteinte à la dignité…), ce qui s’ajoute aux sanctions pénales.
Que faire en cas de cyberharcèlement ? Preuves, plainte et recours juridiques
Pour qu’une infraction de cyberharcèlement soit constatée et punie, la victime doit rassembler des preuves solides des agissements. Il est recommandé de conserver toutes les traces : captures d’écran des messages injurieux ou demandes obscènes, liens URL des publications, horodatage des échanges… Ces éléments pourront être versés au dossier en cas de plainte. Idéalement, le constat des échanges par un commissaire de justice apportera une valeur probante supplémentaire en authentifiant le contenu et la date des messages. Des témoignages de proches ayant vu les messages ou l’impact sur la victime peuvent également être utiles.
Une fois les preuves réunies, la victime peut déposer plainte contre l’auteur des faits, y compris si celui-ci est inconnu (plainte contre X). Dans ce cadre, les enquêteurs ont la possibilité de requérir auprès des plateformes en ligne les données d’identification des harceleurs. Si l’auteur utilise un pseudonyme, ces informations sont souvent indispensables pour remonter jusqu’à lui. La justice peut ordonner la communication de ces données, y compris en référé, dès lors que cela est proportionné aux enjeux du litige. Le Tribunal judiciaire de Paris a jugé, dans une ordonnance de 2023, que le cyberharcèlement est une atteinte suffisamment grave pour justifier une telle mesure d’instruction. Le juge veille toutefois à ce que le droit à la preuve de la victime ne porte pas une atteinte excessive à la vie privée des personnes visées : la communication d’identité doit se limiter aux auteurs présumés des faits, et non révéler massivement l’identité d’internautes non impliqués.
Recours des victimes : dépôt de plainte, procédures civiles et rôle des plateformes
La voie pénale est souvent privilégiée pour faire cesser le harcèlement et sanctionner l’auteur : la victime doit déposer plainte. Depuis 2020, il est même possible, dans certains cas, de porter plainte en ligne. Notamment, un pôle national de lutte contre la haine en ligne a été créé, avec une compétence centralisée au Tribunal de Paris.
En parallèle de l’action pénale, la victime peut se tourner vers le juge civil pour obtenir réparation de son préjudice. Une action en responsabilité civile contre l’auteur pourra conduire à l’octroi de dommages-intérêts en compensation du traumatisme subi, des éventuels troubles de santé et de l’atteinte à la réputation. Le juge civil ou pénal saisi peut également ordonner des mesures pour faire cesser l’atteinte, comme le retrait des contenus illicites ou l’interdiction pour le harceleur d’entrer en contact avec la victime à l’avenir.
Les plateformes en ligne ont aussi leur part de responsabilité dans la lutte contre le cyberharcèlement. En tant qu’hébergeurs de contenu, des obligations leur incombent : dès qu’un contenu manifestement illicite leur est signalé, ils doivent agir « promptement » pour le retirer ou en bloquer l’accès[2]. S’ils manquent à cette obligation, ils peuvent être tenus pour complices a posteriori et encourir des sanctions. Le non-retrait d’un contenu illicite après notification peut ainsi être puni d’un an d’emprisonnement et de 250 000 € d’amende. De même, le fait pour un réseau social de ne pas exécuter une décision de justice ordonnant le bannissement d’un harceleur (ou de ne pas empêcher sa réinscription sous d’autres comptes) est sanctionné d’une amende pouvant aller jusqu’à 75 000 €.
Entre protection des victimes et liberté d’expression : quels enjeux sociétaux ?
L’essor du cyberharcèlement soulève de délicats enjeux juridiques et sociétaux. D’un côté, il est impératif de protéger les victimes et de garantir que l’espace numérique ne devienne pas une zone de non-droit. Le législateur français a progressivement renforcé l’arsenal juridique, en créant des infractions spécifiques et des circonstances aggravantes pour le harcèlement en ligne. Les sanctions sont lourdes, à la hauteur des drames humains parfois engendrés. D’un autre côté, il convient de veiller au respect de la liberté d’expression et d’éviter une censure excessive : tout propos déplaisant ou maladroit ne constitue pas un délit. La difficulté consiste à trouver le juste équilibre, et c’est le rôle du juge d’apprécier au cas par cas si les faits rapportés « ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de vie de la victime se traduisant par une atteinte à sa santé », selon les termes de la loi[3].
En conclusion, le harcèlement en ligne constitue un délit pris au sérieux par le droit français, qui en offre une définition et des sanctions précises. Le cas des utilisatrices harcelées pour quelques photos de lingerie rappelle que la loi doit sans cesse s’adapter aux nouvelles formes de violences numériques. Les victimes disposent de recours et ne sont pas démunies face à leurs agresseurs. Néanmoins, la réponse pénale n’est qu’une partie de la solution. La responsabilisation des plateformes, l’éducation des utilisateurs au respect d’autrui en ligne, et la vigilance de chacun sont tout aussi indispensables pour faire reculer ce phénomène.
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[1] "Ton dressing m'a donné super chaud" : sur Vinted, des utilisatrices victimes de harcèlement sexuel
[2] Article 6.I-2 de la LCEN de 2004