Conseil d’Etat : La protection des données personnelles à l’épreuve du fichage des intervenants audiovisuels

Conseil d’Etat : La protection des données personnelles à l’épreuve du fichage des intervenants audiovisuels
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Par Haas Avocats

Saisi par Reporter Sans Frontières, le Conseil d’Etat a rendu, le 13 février 2024, une décision qualifiée « d’historique » en matière de communication audiovisuelle1.

Le Conseil a décidé d’élargir l’interprétation traditionnelle de la notion de pluralisme de l’information (à travers le prisme de la loi de 19862), en imposant à l’ARCOM3 de ne pas uniquement prendre en compte le temps de parole accordé aux personnalités politiques pour apprécier les obligations du service en matière de pluralisme

En pratique, cette décision implique de s’interroger quant à la protection des données personnelles qui seraient traitées dans le cadre de cette appréciation du pluralisme de l’information. 

L’extension de l’interprétation de la notion de pluralisme de l’information

A travers cette décision du 13 février 2024, le Conseil d’Etat impose désormais ce que l’on pourrait nommer un nouveau prisme règlementaire du contrôle que doit effectuer l’ARCOM pour apprécier le respect du pluralisme de l’information4

Plus précisément, le Conseil d’Etat a considéré que l’ARCOM avait appliqué de manière inexacte la loi de 1986 fixant le cadre de la communication audiovisuelle5, en ne prenant en compte que les seules personnalités politiques, au lieu de considérer le temps d’antenne de l’ensemble des participants aux programmes6

L’ARCOM a pris acte de cette décision en déclarant que seront désormais pris en compte, pour apprécier le respect par un éditeur du pluralisme des courants de pensées et d’opinions, les interventions de l’ensemble des participants aux programmes diffusés, y compris les chroniqueurs, animateurs et invités7.

Cependant, en pratique, pour mettre en œuvre ce nouveau cadre règlementaire, il faudra pouvoir déterminer les opinions politiques de chaque intervenant à un programme d’une chaine d’information. Comment faire si ce n’est en collectant/stockant l’ensemble de ces données ? 

Un fichage des opinions politiques ?

En France, comme au niveau de l’Union européenne, les données personnelles d’un individu sont protégées. Le traitement de certaines données bénéficie d’une protection renforcée, comme les données dites « sensibles », qui forment une catégorie particulière des données personnelles au sens du RGPD : c’est le cas des opinions politiques des personnes concernées.

Le traitement des données à caractère personnel qui révèle ces informations est par principe interdit8. Quelques exceptions existent tout de même, notamment en cas de consentement de la personne concernée, de sauvegarde des intérêts vitaux de la personne, ou encore de données manifestement rendues publiques par la personne concernée

Dans le cas où cette dernière exception serait envisagée pour appliquer cette décision, cela impliquerait toutefois que la personne concernée ait rendu publique son opinion sur l’ensemble des sujets qui pourraient être abordés au cours d’une émission d’information.

La mise en œuvre pratique de cette décision du Conseil d’Etat interroge. Quel va être le rôle de la CNIL ? Quelles données pourront précisément être collectées ? Sur quelle base légale ? La personne concernée pourra-t-elle s’opposer à la collecte ? La personne concernée par la collecte pourra-t-elle exercer son droit à rectification des données en cas de changement d’opinion ? Ou tout simplement contester ce fichage ?

D’autant plus que des professionnels ont déjà pu évoquer les critères/données suivants pour établir l’opinion politique d’un intervenant :

  • Le déclaratif ;
  • La recherche des déclarations/actions passées ;
  • La vision générale sur la personne concernée (wikipédia, etc);
  • Etc

Ces critères laissent entrevoir, en plus de la collecte des opinions politiques, des éventuels croisements de données visant à déterminer le profil politique d’un individu. Dans ce cadre, on pourrait imaginer que le véganisme d’un intervenant pourrait servir à déterminer ses accointances à gauche, le catholicisme d’un autre, ses accointances à droite. Le faisceau d’indice pourrait donc être bien plus large que la simple opinion politique. 

Quid également de l’intervenant qui se déclare d’un bord de l’échiquier politique mais dont les données collectées en parallèle tendent vers un autre bord ?

Autant de questions auxquelles l’ARCOM et les juges administratifs ne pourront pas répondre seuls. 

Le rôle de la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés

La réaction de la CNIL à cette décision doit être scrutée avec attention. A cet égard, son avis sera déterminant, pour mettre en œuvre, en pratique, la nouvelle appréciation de la notion de pluralisme par l’ARCOM. 

Pour ne pas dissuader les intervenants de venir débattre sur les plateaux télévision (qui pourraient craindre d’être catégorisés définitivement pour une opinion), devront être mis en place des garde-fous pour garantir que la collecte de données s’effectue dans le respect de leur vie privée. 

Il a souvent été dit impossible de sonder le cœur et les reins. C’est pourtant ce que semble impliquer la décision du Conseil d’Etat. Le casse-tête juridique qui suit l’ouverture de cette boite de pandore implique de fait une insécurité juridique certaine, une potentielle atteinte à la vie privée et la liberté. Affaire à suivre…

 

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 1CE 13 février 2024, décision n°463162

2Loi n°86-1067 (dite loi Léotard) du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication

3L’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (anciennement le CSA), autorité publique indépendante garante du respect de la liberté de communication audiovisuelle, dispose d’un large pouvoir d’appréciation pour garantir le respect du pluralisme et l’équilibre dans les programmes de télévision (CE 20 mai 1985: Lebon 157; RFDA 1985. 554, concl. Roux; AJDA 1985. 412; D. 1986. 12, note Griesbeck)

4Communiqué de presse du Conseil d’Etat sur la décision du 13 février 2024

5Loi n°86-1067 (dite loi Léotard) du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication 

6CE, 13 février 2024 (point 16)

7Communiqué de presse de l’ARCOM du 13 février 2024

8Article 9 du Règlement général sur la protection des données

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Auteur Haas Avocats

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