Par Rodolphe Lavocat et Jean Philippe Souyris
A propos de Cass. Soc., 23 juin 2021, n° 19-13.856
La mise en place d’un dispositif de vidéosurveillance permanente d’un salarié sur son poste de travail est-elle disproportionnée au regard de l’objectif de sécurité des personnes et des biens allégué par l’employeur ?
Ce n’est évidemment pas la première fois que cette question de l’adéquation entre la protection de la vie privée et les éventuelles restrictions apportées à celle-ci par l’employeur est débattue.
L'installation d'un dispositif de vidéosurveillance dans le bureau d'un salarié
Dès 2012, la Commission Nationale Informatique et Libertés (CNIL) avait déjà fourni quelques directives quant à l’installation d’un dispositif de vidéosurveillance en indiquant qu’il ne faut pas « filmer en permanence le bureau d’un salarié »[1]. En 2014, la CNIL avait enjoint une célèbre firme américaine de veiller à ce que son dispositif de vidéosurveillance ne soit pas disproportionné en ces termes : « Si la surveillance de zones sensibles est justifiée par des impératifs de sécurité, le placement sous surveillance permanente de salariés, attentatoire à leur vie privée, ne peut toutefois intervenir que dans des circonstances exceptionnelles tenant, par exemple, à la nature de la tâche à accomplir au sens de l'article L.1121-1 du code du travail. »
La Cour de cassation se fonde précisément sur cette disposition du Code du travail dans sa décision au sujet de laquelle nous ferons préalablement un bref rappel des faits.
Un salarié employé en qualité de cuisinier dans une pizzeria est licencié pour faute grave par son employeur, ce dernier étant susceptible de prouver des manquements réitérés aux règles d’hygiène et de sécurité ainsi que des absences injustifiées de son salarié grâce au dispositif de vidéosurveillance installé dans la cuisine de sa pizzeria. Le salarié conteste son licenciement et la Cour d’appel de Paris lui donne raison après avoir relevé que le mode de preuve constitué par les enregistrements provenant du dispositif de vidéosurveillance était inopposable au salarié en raison de l’atteinte disproportionnée à son droit au respect de sa vie privée.
L’employeur forme alors un pourvoi mais la Cour de cassation se range du côté des juges parisiens aux motifs que « La cour d’appel a constaté que le salarié, qui exerçait seul son activité en cuisine, était soumis à la surveillance constante de la caméra qui y était installée. Elle en a déduit à bon droit que les enregistrements issus de ce dispositif de surveillance, attentatoire à la vie personnelle du salarié et disproportionné au but allégué par l’employeur de sécurité des personnes et des biens, n’étaient pas opposables au salarié et a, par ces seuls motifs, légalement justifié sa décision ».
La Cour de cassation s’était déjà prononcée quant à la licéité d’un dispositif de vidéosurveillance en indiquant qu’il s’agit d’un mode de preuve illicite lorsque sa mise en place a été faite à l’insu des salariés[2].
La solution n’était pourtant pas si évidente que cela puisse paraître dans la mesure où la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) avait considéré que, dans une affaire de vols commis par des caissières, la mise en place secrète d’un dispositif de vidéosurveillance, et ce malgré une obligation légale d’information des salariés par l’employeur, ne méconnaissait pas le droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme[3].
Toutefois, il convient de préciser que pour en avoir jugé ainsi, la CEDH avait particulièrement tenu compte des éléments produits par l’employeur (vidéosurveillance se limitant aux caisses, durée limitée à dix jours, soupçons raisonnables, etc.) et qu’il faut donc rappeler que les juges interprètent la loi au regard des faits qui leur sont présentés.
Le contrôle de proportionnalité face à la vie privée par la CNIL
Ce contrôle de proportionnalité est également mis en œuvre par la CNIL, laquelle a pu estimer que « si la surveillance de zones sensibles peut être justifiée par des impératifs de sécurité, le placement sous surveillance permanente de salariés, attentatoire à leur vie privée, ne peut toutefois intervenir que dans des circonstances exceptionnelles tenant, par exemple, à la nature de la tâche à accomplir. Il en est ainsi lorsqu’un employé manipule des objets de grande valeur ou lorsque le responsable de traitement est à même de justifier de vols ou de dégradations commises sur ces zones ».
En l’espèce, l’employeur du cuisinier avait clairement informé le salarié de l’existence du dispositif. Force est de constater que cet élément a été insuffisant pour ébranler la règle selon laquelle « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché »[4].
En effet, visiblement, l’employeur du cuisinier ne disposait d’aucun élément pouvant revêtir le caractère de « circonstances exceptionnelles » justifiant la mise en place d’un dispositif de surveillance, tout comme n’a semble-t-il pas mis en œuvre des procédés alternatifs, la surveillance était constante et non pas partielle, le fait que le cuisinier était seul… autant d’éléments qui ont pu conduire les juges à considérer le dispositif de vidéosurveillance disproportionné et ainsi faire primer le droit au respect de la vie privée du salarié.
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[1] https://www.cnil.fr/sites/default/files/typo/document/CNIL-DP_Video.pdf Plus récemment la CNIL a émis plusieurs fiches pratiques sur le sujet en fonction du contexte de la vidéosurveillance.
[2] Cass. Soc., 20 nov. 1991, n° 88-43.120
[3] CEDH 17 oct. 2019, req. nos 1874/13, 8567/13, López Ribalda a. c/Espagne
[4] Article L. 1221-1 du Code du travail