Par Haas Avocats
Si la revente de jeux vidéo d’occasion sur un support physique est admise depuis longtemps, un arrêt récent de la Cour d’appel de Paris en date du 21 octobre 2022 (n°20/15768) est venu préciser le régime applicable à la commercialisation de jeux vidéo d’occasion dématérialisés.
Cet arrêt fait suite à une première décision rendue par le Tribunal de grande instance de Paris le 17 septembre 2019 (n°16/01006) dans laquelle les juges avaient consacré la possibilité, pour les acquéreurs d’un jeu vidéo dématérialisé, de procéder légalement à sa revente.
Dans son arrêt en date d’octobre 2021, la Cour d’appel de Paris a adopté une position contraire en prononçant l’impossibilité de revendre un jeu vidéo dématérialisé sans l’accord du titulaire des droits.
Cet arrêt vient rappeler les spécificités du régime applicable au jeu vidéo, œuvre complexe parfois réduite au logiciel qui la compose.
La Cour d’appel de Paris réaffirme ainsi que le logiciel et le jeu vidéo, bien que présentant des similitudes, sont soumis à des régimes distincts.
L’interdiction de revendre des œuvres dématérialisées
Le Code de la propriété intellectuelle dresse en son article L112-2 la liste des créations pouvant être considérées comme des œuvres de l’esprit et protégées à ce titre par le droit d’auteur.
Si une œuvre d’occasion peut être librement commercialisée lorsqu’elle est intégrée à un support physique (CD, DVD, tableau, livre…), la question s’est posée ces dernières années de la possibilité de revendre des œuvres achetées sous format dématérialisé.
Par exemple, si la revente d’un livre en format papier peut être envisagée en ce que l’œuvre est déjà insérée sur un support tangible, cela est différent en matière de livre numérique, puisque la commercialisation implique nécessairement la reproduction et la communication au public de l’œuvre littéraire, ces actes nécessitant normalement l’autorisation du titulaire des droits.
Ainsi, dans une importante décision de la CJUE en date du 19 décembre 2019 (Affaire Tom Kabinet C-263/18), les juges ont consacré l’impossibilité pour une plateforme de revendre des livres numériques (ebooks) achetés de manière légale.
Pour parvenir à cette solution, la CJUE a mis en balance les notions de communication au public, acte nécessitant par principe l’accord du titulaire des droits d’auteur, et d’épuisement des droits de distribution prévu à l’article 4 paragraphe 2 de la directive 2001/29/CE.
L’épuisement des droits de distribution est le principe selon lequel, lorsque la première vente d’un exemplaire du support de l’œuvre a été autorisée par l’auteur ou le titulaire des droits sur le territoire de l’Union européenne, ce dernier ne peut ensuite s’opposer à la vente de cet exemplaire dans l’Union européenne.
La CJUE a ainsi considéré que l’épuisement des droits n’était pas applicable aux versions dématérialisées en estimant que la distribution d’une œuvre « autre que la distribution de copies physiques de celle-ci, relève non pas de la notion de « distribution au public » (…) mais de celle de « communication au public ».
La revente d’ebooks d’occasion constituait alors une communication au public en ce que la copie de l’œuvre était nécessaire pour procéder à la commercialisation, cette communication au public étant soumise à l’accord de l’ayant droit.
Cependant, si cette solution est aisément applicable aux œuvres littéraires, la question est plus hasardeuse en matière de jeux vidéo, œuvre complexe constituée en partie d’un logiciel soumis à une réglementation spéciale.
La justice autorise la revente des œuvres logicielles
Dans le médiatisé arrêt UsedSoft en date du 3 juillet 2012 (C-128/11), la CJUE a consacré une solution contraire concernant les œuvres logicielles et programmes informatiques au regard de la directive 2009/24/CE applicable aux logiciels.
La CJUE a ainsi estimé, contrairement à la solution retenue en matière de droits d’auteur, que l’épuisement des droits consacré par la directive 2009/24/CE avait vocation à s’appliquer que le logiciel soit mis à disposition du public sur un support tangible ou dématérialisé.
Aux termes de cet arrêt, la CJUE a jugé qu’un éditeur de logiciel ne pouvait s’opposer à la revente du logiciel qu’il distribue par téléchargement à partir de son site internet.
Dans la décision en date du 17 septembre 2019 à laquelle fait suite l’arrêt de la Cour d’Appel de Paris en date du 21 octobre 2022, les juges ont transposé la solution UsedSoft aux jeux vidéo dématérialisés.
Les juges ont retenu dans un premier temps que la distribution par le titulaire des droits d’une œuvre protégée doit avoir pour conséquence la perte du contrôle qu’il exerce sur la distribution de l’œuvre.
Ainsi, les juges ont considéré qu’il importe peu que l’œuvre ait été incorporée dans un support matériel des lors que l’épuisement du droit s’applique quel que soit le mode de distribution, avant de conclure « En conséquence, le titulaire du droit concerné ne peut plus s’opposer à la revente de cette copie (ou exemplaire) même si l’achat initial est réalisé par voie de téléchargement. ».
Par cette décision, les juges venaient étendre aux jeux vidéo le régime applicable aux logiciels en consacrant le droit de revendre librement un jeu vidéo d’occasion acquis de manière dématérialisée en vertu de la théorie de l’épuisement des droits.
Peut-on vendre des jeux vidéos dématérialisés ?
Dans son arrêt en date du 21 octobre 2022, la Cour d’appel adopte une solution contraire à celle retenue par les juges de première instance en considérant qu’un jeu vidéo dématérialisé ne peut pas être commercialisé sans l’autorisation du titulaire des droits.
Le jeu vidéo, œuvre complexe protégé par le droit d'auteur
Pour rappel, le jeu vidéo est défini à l’article 220 terdecies du Code général des impôts comme « tout logiciel de loisir mis à la disposition du public sur un support physique ou en ligne intégrant des éléments de création artistique et technologique, proposant à un ou plusieurs utilisateurs une série d’interactions s’appuyant sur une trame scénarisée ou des situations simulées et se traduisant sous forme d’images animées, sonorisées ou non ».
Il en résulte que le jeu vidéo n’est pas uniquement un programme informatique mais constitue une œuvre complexe comprenant, certes, des composantes logicielles, mais également de nombreux autres éléments tels que de la musique, des graphismes, un scénario ou encore des personnages, tous ces éléments étant protégés par le droit d’auteur.
La Cour d’appel de Paris considère ici que « Le jeu vidéo dématérialisé ne peut donc être limité à un programme d’ordinateur, son contenu allant au-delà du logiciel qui apparaît accessoire par rapport aux nombreuses créations composant le contenu du jeu vidéo qui sont essentielles et participent à l’originalité de l’œuvre ».
Elle conclut ainsi « Ces créations doivent donc être protégées, ensemble avec l’œuvre entière, par le droit d’auteur dans le cadre du régime instauré par la directive 2001/29 ».
Il apparaît ainsi que la solution retenue par la CJUE dans l’arrêt UsedSoft sur le fondement du droit spécial applicable aux logiciels et notamment de la directive 2001/24/CE n’est pas transposable aux jeux vidéo qui doivent être appréhendés sous le prisme de la réglementation générale en matière de droit d’auteur et notamment au regard de la directive 2001/29/CE.
La revente des jeux vidéo dématérialisés est soumise à l'autorisation du titulaire des droits
La Cour, en faisant référence à l’affaire Tom Kabinet, rappelle ainsi que la règle de l’épuisement des droits prévue par la directive 2001/29/CE applicable en matière de droit d’auteur ne s’applique pas aux œuvres régies par cette directive lorsque celles-ci sont mises sur le marché de manière dématérialisée.
Suivant le raisonnement adopté par la CJUE dans l’affaire précitée, les juges considèrent que le téléchargement d’un jeu vidéo implique la création d’une copie qui, partant, constitue un acte de reproduction soumis à l’autorisation du titulaire des droits.
Ainsi, cet arrêt vient consacrer l’interdiction de revendre des jeux vidéo dématérialisés.
Dans l’attente de savoir si cette décision fera l’objet d’un pourvoi en cassation, les plateformes de distribution de jeux vidéo dématérialisés peuvent mentionner dans leurs conditions générales de vente l’impossibilité pour l’acquéreur d’un jeu vidéo de procéder à sa revente.
Le Cabinet HAAS Avocats, fort de son expertise depuis plus de 25 ans en matière de droit du numérique et des nouvelles technologies, accompagne les acteurs de l’industrie du jeu vidéo tant en matière de conseil que de contentieux. Contactez-nous ici.