Par Paul Benelli et Thomas Lajudie
Le 28 novembre 2018, la Cour de cassation a rendu un arrêt[1] concernant la société TAKE EAT EASY qui ne manquera pas d’intéresser tant les opérateurs de plateformes de services que les prestataires y exerçant leur activité.
Dans cet arrêt n°1737 du 28 novembre 2018 qui illustre parfaitement le mouvement actuel de responsabilisation des plateformes numériques, la Cour de Cassation a considéré qu’en principe, le contrat de « prestation de service » liant une plateforme à un professionnel indépendant pouvait être considéré comme un contrat de travail dès lors que l’opérateur de la plateforme soumettait le professionnel à :
- Un dispositif de géolocalisation lui permettant de contrôler sa position géographique et le nombre de kilomètres parcourus ;
- Un pouvoir de sanction.
Revenons sur les faits qui ont donné lieu à cet arrêt qui pourrait ouvrir la voie à des requalifications massives en contrat de travail.
Début 2016, une personne physique travaillant habituellement comme régisseur, entreprend de devenir livreur chez TAKE EAT EASY (qui a aujourd’hui fait l’objet d’une liquidation judiciaire). TAKE EAT EASY était une plateforme mettant en relation des restaurateurs souhaitant vendre de la nourriture à emporter, des clients et des livreurs, prêts à livrer le repas commandé.
TAKE EAT EASY et le livreur concluent un « contrat de prestation de service », au terme duquel :
- Le Livreur choisit librement les plages horaires où il souhaite travailler, pouvant modifier ces plages horaires jusqu’à 72heures avant leur commencement ;
- Le Livreur se voit confier des missions de livraison et doit à ce titre fournir des pièces justificatives parmi lesquelles on retrouve notamment l’attestation de déclarations sociales, la détention d’un certain matériel ;
- Le contrat peut être résilié de plein droit avec effet immédiat pour de multiples hypothèses considérées comme étant des « manquements graves » ;
- Le livreur est soumis à un système de pénalités (« les strikes ») et de bonus.
Suite notamment à un accident l’ayant empêché de travailler, TAKE EAT EASY enjoint au Livreur de restituer le matériel qui lui a été prêté. Le Livreur assigne TAKE EAT EASY en requalification en contrat de travail de leur relation contractuelle.
L’enjeu d’une telle action est important pour un opérateur de plateforme puisqu’une requalification en contrat de travail de son contrat avec des sociétés ou des professionnels indépendants qu’il référence sur sa plateforme peut entraîner :
- Le paiement d’importantes indemnités qui doivent être alors versées au professionnel indépendant (rappel de salaires sur la base du salaire en vigueur de la convention collective, heures supplémentaires, indemnités inhérentes au licenciement voire des dommages et intérêts pour licenciement abusif et indemnité pour travail dissimulé) ;
- Un redressement de l’administration chargée de collecter les cotisations et contributions sociales (Urssaf), comme ce fut le cas pour Uber[2].
Pour le Livreur, le but est de « transformer » un contrat de prestation de services en contrat de travail, où TAKE EAT EASY serait considéré, à titre rétroactif, comme un « vrai » employeur.
Pour rappel, le contrat de travail ne dépend pas de la qualification que les parties donnent à leur relation mais des éléments objectifs caractérisant l’existence d’un lien de subordination qui se définit comme l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné.
Dans le cas des plateformes, l’article L.8221-6 du Code du Travail énonce que les personnes immatriculées au registre du commerce et des sociétés ou au répertoire des métiers sont présumées ne pas être liées par un contrat de travail avec leur donneur d’ordre.
Cette présomption peut être renversée si la personne démontre que les prestations sont fournies dans des conditions qui les placent dans un lien de subordination juridique permanent à l’égard du donneur d’ordre.
Dans cette affaire, le livreur justifiait l’existence d’un lien de subordination par un ensemble de faits précis :
· l’existence d’une formation des livreurs (pourtant indépendants et inscrits au RCS comme autoentrepreneurs) ;
· l’existence d’un service global entièrement organisé par TAKE EAT EASY ;
· l’intégration des livreurs à l’équipe des salariés de TAKE EAT EASY ;
· l’existence de prescriptions très précises sur le matériel, l’attitude et les bonnes pratiques à adopter par le livreur ;
· un véritable pouvoir de sanction dans lequel chaque acte répréhensible donnait lieu à un « strike » ;
· un mécanisme d’intéressement du Livreur, en fonction de ses performances.
L’argument fort du livreur portait sur le système de pénalités, appelées « strikes » concernant les conditions des prestations (par exemple, l’annulation d’un shift de livraison moins de 48h avant son début équivaut à 1 strike, une insulte d’un client vaut 3 strikes) qui, en cas de cumul sur une certaine période (4 strikes) peut conduire à la désactivation du compte du Livreur.
En dépit d’éléments factuels « forts » la cour d’appel de Paris avait conclu en Avril 2017[3] à l’absence de contrat de travail, estimant que le livreur ne démontrait pas l’existence d’un lien de subordination et encore moins d’un lien de subordination « permanent » tel que l’exige l’article L.8221-6 précité.
La Cour de cassation a elle finalement considéré ce 28 Novembre 2018 que les éléments de l’affaire peuvent conduire à la constatation de l’existence d’un lien de subordination en se fondant sur deux arguments :
- Le premier est que l’application utilisée était dotée d’un système de géolocalisation permettant le suivi en temps réel de la position du livreur et la comptabilisation du total de kilomètres parcourus.
- Le second est le pouvoir de sanction (notamment par les « strikes ») de l’opérateur de plateforme.
Cette décision vient préciser le statut des personnes travaillant par l’intermédiaire de plateformes en ligne et par la même la responsabilité sociale des plateformes, dont le périmètre ne fait que s’étendre, comme nous l’écrivions il y a quelques mois.
La loi El-Khomri du 8 août 2016 avait instauré une « responsabilité sociale »[4] à l’égard des plateformes prévoyant des garanties minimales pour les protéger (voir pour plus d’infos, notre article : https://www.haas-avocats.com/droits-des-affaires/obligations-sociales-dune-marketplace-mode-demploi/#_ftn8). Cependant, le statut des professionnels « indépendants » (personne morale ? personne physique salarié ?) n’avait pas fait l’objet d’une inscription dans le marbre.
Le projet de loi d’orientation des mobilités (LOM), déposé en première lecture au Sénat le 26 novembre 2018[5], prévoit en son article 20 que les plateformes pourront établir, à titre facultatif, une charte précisant les contours de leur responsabilité sociale, de manière à offrir des droits sociaux supplémentaires aux travailleurs indépendants qui ont recours à leurs services. Par ailleurs, il ne sera pas possible de s’appuyer sur l’existence de cette charte pour voir requalifier la relation contractuelle en contrat de travail. L’étude d’impact précise cependant que les éléments déterminants en matière de requalification de la relation de travail (sanction, contrôle, direction, horaires, etc.) seront maintenus hors du champs des dispositions de la charte.
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Cette dernière décision pourrait avoir un impact particulièrement important dans la mesure où elle pourrait déclencher des demandes massives de requalification en contrat de travail, ce d’autant plus que la plupart des plateformes et autres marketplaces de service (applications VTC, applications de livraison de repas, marketplace de blanchisseries, de coiffeurs, etc.) sont directement concernées.
En effet le modèle économique de ce type de plateforme repose largement sur le fait que leur masse salariale est très faible, puisque les prestations de services « vendues » par la plateforme sont directement proposées par des prestataires de service indépendants (l’opérateur est alors un simple intermédiaire courtier, cf. sur le sujet : https://www.haas-avocats.com/ecommerce/cles-juridiques-pour-reussir-marketplace/) sur qui elles exercent quand même un certain contrôle, grâce à différentes techniques (formation, fourniture de vêtements brandés, risque de résiliation du contrat, dépendance suite au chiffre d’affaires généré par la plateforme, avis des clients).
Ainsi, l’opérateur de la plateforme peut « s’accaparer » la valeur issue de la prestation de service fournie par un tiers tout en s’affranchissant du coût lié à cette prestation de service (coût du travail, matériel nécessaire) …
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[1] Arrêt n°1737 du 28 novembre 2018 (17-20.079) - Cour de cassation - Chambre sociale https://www.courdecassation.fr/jurisprudence_2/chambre_sociale_576/1737_28_40778.html
[2] https://www.liberation.fr/futurs/2017/03/17/devant-la-justice-l-urssaf-perd-face-a-uber_1556255
[3] Ca Paris, pôle 6, ch.2, 20 avr. 2017, n°17//00511 : https://www.doctrine.fr/d/CA/Paris/2017/C0822FEC8CDA7D713DC67
[4] Cf. Article L.7342-1 du Code de travail : https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?idArticle=LEGIARTI000033013022&cidTexte=LEGITEXT000006072050&dateTexte=20160810
[5] http://www.senat.fr/leg/pjl18-157.html