Par Kate Jarrard et Jean Edouard Poux
A propos de : CEDH, 25 mars 2021, Matalas v. Grèce, req. n° 1864/18
Dans un arrêt rendu le 25 mars dernier, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) estime que la condamnation à une peine d’emprisonnement avec sursis pour diffamation d’un employeur envers une ancienne salariée est contraire à l’Article 10, relatif à la liberté d’expression, de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’homme et des Libertés fondamentales.
L’articulation entre liberté d’expression et diffamation a toujours suscité un intense débat. Au-delà des dispositions légales édictées par le législateur, il revient à la jurisprudence de délimiter la frontière, souvent ténue, qui sépare ces deux notions.
Dans cette perspective, l’arrêt de la CEDH du 25 mars 2021 pose un nouveau jalon dans l’édification d’une jurisprudence européenne en la matière. Ce faisant, elle confirme l’approche libérale qui sous-tendait ses précédentes décisions en la matière.
1. Les faits
L’affaire trouve sa source dans la condamnation du requérant, par la justice grecque, pour diffamation calomnieuse[1] en raison de propos tenus, en sa qualité de PDG, au sein d’un document officiel, à l’encontre de l’ancienne conseillère juridique de sa société.
Précisément, en 2007, le requérant demanda à l’ensemble des employés de lui communiquer des informations concernant leurs activités professionnelles.
La conseillère juridique de la société informa oralement le requérant à cet effet des procédures judiciaires en cours dirigées contre la société. Jugeant ces informations parcellaires et erronées, le requérant démit la juriste de ses fonctions.
Pour cela, l’employeur lui adressa un document officiel dans lequel il condamnait « le comportement non professionnel et contraire à l’éthique » de sa collaboratrice et estimait que cela témoignait d’« une intention malveillante de [sa] part de nuire aux intérêts de la société » puisque les « informations (…) fournies jusqu’à présent sont incomplètes et erronées ». |
2. La procédure
Le 22 avril 2008, la juriste déposa une plainte du chef de « diffamation calomnieuse » à l’encontre du requérant, ce sur le fondement des articles 362 et 363 du code pénal grec[2].
Le PDG indiquait alors qu’il n’avait jamais voulu porter atteinte à la réputation de la légiste et que ses propos étaient fondés sur des faits avérés.
Néanmoins, la justice grecque reconnut la culpabilité du PDG en première instance, en appel puis sur renvoi après cassation, et l’intéressé fut condamné à cinq mois de prison avec sursis.
Or, dès 2007, l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a invité, via l’adoption de la résolution 1577, les Etats membres à abolir sans attendre les peines d’emprisonnement pour diffamation.
Dès lors, ce dernier décida de saisir la Cour de Strasbourg pour contester sa condamnation en invoquant l’Article 10 de la Convention relatif à la liberté d’expression.
La solution de la CEDH
a) L’ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression
La Cour a estimé que la condamnation pénale du PDG est une « ingérence de l’autorité publique » dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression et que les arguments du gouvernement grec devaient être examinés à la lumière des limitations prévues par la Convention.
En effet, une telle immixtion est autorisée si elle remplit les trois tests issus de l’Article 10§2 de la Convention, soit si la condamnation :
- était dûment prévue par loi (critère de légalité),
- visait à préserver un but légitime (critère de légitimité)
- et était nécessaire dans une société démocratique (critère de la nécessité).
Les trois « tests » : la légalité de l’ingérence, sa légitimité et sa nécessité dans une société démocratique |
Dans cette perspective, si les deux premiers tests n’ont nécessité qu’un examen superficiel compte tenu de leur évidence, il n’en allait pas de même du troisième test où réside le cœur du litige.
b) Le test de la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique
Pour traiter ce point, la CEDH rappelle tout d’abord que lorsque le droit la liberté d’expression issu de l’Article 10 de la Convention entre en contradiction avec le droit au respect de la réputation tiré du droit au respect de la vie privée et familiale de l’Article 8, la Cour a la possibilité de vérifier si les autorités nationales ont réalisé un juste équilibre entre ces derniers.
Dans cette optique, elle applique les critères progressivement dégagés par sa jurisprudence[3].
En l’espèce, la Cour considère que le fait d’accuser un employé de comportement non professionnel et contraire à l’éthique serait effectivement de nature à nuire à sa réputation et à sa carrière.
Il convient donc de mettre en balance les deux valeurs garanties par la Convention, en retenant quatre éléments distincts :
- La nature et le mode exact de communication des propos
La Cour de Strasbourg considère tout d’abord que les juridictions nationales n’ont pas suffisamment analysé les déclarations litigieuses, lesquelles semblent davantage constituer de simples « jugements de valeur » qu’un exposé de faits susceptibles d’être démontrés et pouvant constituer une diffamation.
Elle s’attache aussi au langage utilisé, lequel est considéré modéré et non injurieux ou vexatoire.
De plus, la Cour européenne relève que le document officiel en cause avait été envoyé à titre privé, que le requérant n’avait pas publié ses allégations, pas plus qu’il ne les avait rendues accessibles à des tiers. Ainsi, les propos litigieux n’étaient pas publics.
- Le contexte au sein duquel les propos ont été tenus
Aussi, selon la juridiction internationale, les magistrats grecs n’ont pas suffisamment apprécié le contexte spécifique de tension qui existait entre le requérant et sa collaboratrice au moment des faits.
- Le niveau de gravité de l’atteinte à la réputation
La CEDH a réévalué l’impact des propos sur la réputation professionnelle et sociale de la salariée : compte tenu de la nature privée du document, le contenu du document n’a pas été porté à la connaissance de nombreuses personnes.
En conséquence, selon elle, les juges grecs n’ont pas correctement évalué l’impact limité des propos sur la réputation de l’employée.
- La sévérité des sanctions en réponse à la diffamation
Enfin, la Cour rappelle qu’il convient de prendre en considération la nature des mesures et des sanctions pour évaluer la proportionnalité d’une atteinte au droit à la liberté d’expression.
Sur ce point, la Cour rappelle que si une réponse pénale à des faits de diffamation n’est pas, en tant que telle, disproportionnée au but poursuivi, une condamnation à une peine d’emprisonnement pour diffamation ne doit être qu’exceptionnelle.
En l’espèce, selon la Cour, les circonstances de l’affaire - soit une dispute privée entre le directeur général d'une société et l'ancien conseiller juridique de cette société, qui n'a pas été rendue publique - ne justifient pas le prononcé d’une peine de prison. Une pareille sanction entraînerait nécessairement un effet dissuasif sur la liberté d’expression.
Dès lors, la Cour ne pouvait que conclure à la violation du droit à la liberté d’expression de l’employeur.
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[1] L’arrêt utilise le terme « slanderous defamation » que l’on peut traduire par diffamation calomnieuse.
[2] Article 362 du code pénal grec : « Celui qui par quelque moyen que ce soit diffuse auprès d’un tiers des informations concernant une autre personne qui peuvent porter atteinte à l’honneur ou à la réputation de ce dernier est puni d'une peine d'emprisonnement jusqu'à deux ans ou d'une sanction pécuniaire. La sanction pécuniaire peut être imposée en sus de la peine d'emprisonnement. »
Article 363 du même code : « Si, dans une affaire [jugée] sur le fondement de l'article 362, les informations [diffusées] sont fausses et l’auteur de l’infraction était conscient de cette fausseté, il sera puni d’au moins trois mois d’emprisonnement et, en outre, une sanction pécuniaire pourra être imposée et l’interdiction des droits civils de l’article 63 pourra être ordonnée. »
[3] Voir notamment CEDH, 26 avril 1979, Sunday Times c. Royaume-Uni, n° 6538/74 ; CEDH, 7 févr. 2012, Von Hannover c. Allemagne, n° 40660/08 ; CEDH, 10 nov. 2015, Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France, n° 40454/07.