Par Gérard Haas et Marie Torelli
Pour défendre le statut d’indépendant de ses chauffeurs, le fondateur d’Uber, Travis Kalanick, s’est toujours reposé sur son algorithme. Selon lui, Uber n’est rien de plus qu’une plateforme d’intermédiation qui permet, via un codage spécifique, à des entrepreneurs de rencontrer leurs clients.
Or, le 4 mars dernier, c’est justement sur cet algorithme que s’est fondée la Cour de cassation pour requalifier le contrat liant Uber à ses chauffeurs en contrat de travail.
1. Faits et procédure
Suite à la désactivation définitive de son compte Uber, un chauffeur avait saisi le conseil de prud’hommes de Paris afin d’obtenir la requalification de sa relation contractuelle en contrat de travail à durée indéterminée.
Assimilant la désactivation de son compte à un licenciement abusif, le chauffeur avait alors formé des demandes indemnitaires ainsi que des rappels de salaires à l’encontre de la société Uber B.V.
Or, une telle requalification était loin d’être évidente en l’espèce.
En effet, l’Autorité de la Concurrence avait, à plusieurs reprises, qualifié la société Uber de simple intermédiaire entre les chauffeurs et les consommateurs.
La loi « Travail » du 8 août 2016 avait, d’autre part, consacré un titre entier du code du travail aux « travailleurs utilisant une plateforme de mise en relation par voie électronique » et distinguait, par là-même, le régime applicable à ces travailleurs de celui auquel sont soumis les salariés[1].
Enfin, l’article L.8221-6 du code du travail établissait une présomption d’indépendance à l’égard des personnes physiques enregistrées au registre du commerce et des sociétés, comme tel est le cas des chauffeurs de la plateforme Uber.
La Cour d’appel de Paris s’était pourtant prononcée en faveur de la requalification du contrat, décision entérinée par la Cour de cassation.
Pour requalifier un contrat de prestation de services en contrat de travail, il est nécessaire de démontrer l’existence d’un lien de subordination entre les parties.
Traditionnellement, la jurisprudence estime que ce lien existe lorsque l’une des parties, l’employeur, exerce un pouvoir de direction, de contrôle et de sanction sur l’autre, le salarié.
Ce lien de subordination est apprécié au regard du principe dit de « réalité » selon lequel le juge se fonde, non pas sur les termes du contrat, mais sur la réalité de la relation entre les parties au regard d’un faisceau d’indices concordants.
En ce sens, la Cour de cassation estime que la simple création, par le chauffeur, d’une société afin d’exercer sa profession via la plateforme UBER ne suffisait pas à caractériser, à elle seule, son indépendance.
La Cour relève, en effet, que le chauffeur n’était pas libre de fixer lui-même ses tarifs dès lors que le prix de ses prestations était automatiquement déterminé par un algorithme prédictif qui lui imposait, par ailleurs, un itinéraire « efficace » à suivre.
Autrement dit, l’algorithme d’Uber, qui décide à la place des chauffeurs, les soumet à un pouvoir de direction digne d’un employeur.
De même, la Cour considère que, par l’envoi automatique d’un message « êtes-vous toujours là ? » en cas de refus de trois courses consécutifs, Uber exerce en réalité un pouvoir de contrôle effectif sur la prestation de ses chauffeurs.
Ce pouvoir de contrôle se manifeste également par les corrections tarifaires effectuées par Uber en cas d’emprunt, par le chauffeur, d’un itinéraire dit « inefficace », c’est-à-dire différent de celui proposé par l’algorithme.
Enfin, selon la Cour, Uber exerce un véritable pouvoir de sanction puisqu’en cas de dépassement du taux d’annulation, fixé unilatéralement, le chauffeur voit son utilisation de la plateforme automatiquement restreinte ou son compte désactivé.
La plateforme avait donc, malgré elle, automatisé et traduit en langage algorithmique les pouvoirs caractéristiques d’un employeur.
Cette décision est favorisée par un contexte global propice à la remise en cause de ce qu’on appelle la « gig economy »[2].
En 2018, la Cour de cassation avait déjà pu estimer que la relation entre la plateforme Take Eat Easy et ses livreurs, eu égard au système de tracking issu de l’algorithme, était constitutive d’un lien de subordination.
Se fondant sur la souplesse du statut de « worker », les tribunaux britanniques avaient, dès 2016, requalifié le statut des chauffeurs Uber sur le fondement des pouvoirs de l’algorithme[3].
Aux Etats-Unis, alors qu’une étude de la New York University en date de 2017 conclue que l’algorithme d’Uber construit des formes de surveillance et de contrôle identiques, voire supérieures, au pouvoir d’un manageur classique, l’état californien a voté, en septembre dernier, une loi visant à requalifier les chauffeurs des plateformes Uber et Lyft en salariés.
En France, le législateur ne s’est, pour l’instant, pas prononcé en faveur du salariat des chauffeurs Uber.
Au contraire, la loi n°2019-1428 du 24 décembre 2019 avait prévu des dispositions permettant d’empêcher la requalification jurisprudentielle de leur statut.
Cette loi envisageait ainsi l’élaboration, par les plateformes, d’une charte définissant notamment les conditions d’exercice de l’activité professionnelle des entrepreneurs.
Or, elle limitait le contrôle juridictionnel de cette charte à sa conformité au titre du code du travail consacré aux travailleurs utilisant les plateformes électroniques et interdisait, par là-même, toute requalification jurisprudentielle de la relation contractuelle en contrat de travail.
Le Conseil Constitutionnel, considérant que le législateur avait méconnu l’étendue de sa compétence, avait alors censuré cette disposition, laissant ainsi aux juridictions la liberté de requalifier un statut qui n’a d’indépendant que le nom.
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[1] Article L.7341-1 et suivants du code du travail
[2] L’économie des petits boulots
[3] Aslam v Uber BV 2202550/2015, Employment Tribunal