Par Gérard Haas et Céline Rodier
A propos de CJUE, 1re ch., 10 juin 2021, Affaire C-65/20, VI c/ Krone-Verlag Gesellschaft mbH & Co KG
Le mois dernier, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) s’est prononcée sur l’interprétation de l’article 2 de la directive 85/374/CEE relative à la responsabilité du fait des produits défectueux.
Alors que la protection des consommateurs a toujours constitué une préoccupation majeure de l’Union européenne, la Cour affirme qu’un journal contenant un conseil de santé inexact n’est pas un produit défectueux de nature à engager la responsabilité sans faute de la société éditrice de ce journal.
Les faits
En l’espèce, une ressortissante autrichienne suit les conseils, présents dans un journal, à propos de l’utilisation d’une plante destinée à soulager les douleurs rhumatismales. Or, cet article comportait une erreur car la durée d’application de la substance indiquée était de plusieurs heures au lieu de quelques minutes. Par conséquent, cette lectrice introduit une demande de réparation de son préjudice corporel, résultant de l’observation du conseil de santé inexact, à l’encontre de la société éditrice du journal.
La question préjudicielle soumise à la CJUE
Suite au rejet de l’action de la requérante par les juridictions de première instance et d’appel, l’affaire est portée devant la Cour suprême d’Autriche.
Cependant, cette dernière sursoit à statuer et pose la question préjudicielle suivante à la CJUE : l’article 2 de la directive 85/374/CEE, lu à la lumière de l’article 1er et de l’article 6 de celle-ci, doit-il être interprété en ce sens que constitue un « produit défectueux » un exemplaire d’un journal imprimé qui contient un conseil de santé inexact dont le respect cause un dommage à la santé d’un lecteur ?
La solution de la CJUE
Par un arrêt rendu en date du 10 juin 2021 (affaire C-65/20), la CJUE répond à cette question inédite par la négative et énonce qu’un conseil de santé inexact, publié dans un journal imprimé, ne relève pas du champ d’application de la directive 85/374/CEE et n’est donc pas de nature à conférer un caractère défectueux à ce journal.
En effet, la Cour relève que selon l’article 2 de cette directive, le terme « produit » désigne tout meuble, même s’il est incorporé dans un autre meuble ou dans un immeuble. Or, les juges du Luxembourg rappellent qu’un conseil de santé constitue un service et qu’ « il résulte du libellé de cet article que les services ne sont pas susceptibles de relever du champ d’application de cette directive[1] ».
Néanmoins, la Cour se pose la question de savoir si un tel conseil « est susceptible, lorsqu’il est incorporé à un bien mobilier corporel, en l’occurrence, un journal imprimé, de conférer, en raison du fait qu’il s’est révélé inexact, un caractère défectueux au journal même[2] ». Pour répondre à cette question, la CJUE rappelle qu’au sens de la directive, le caractère défectueux d'un produit est déterminé par certains éléments intrinsèques au produit même. Or, le conseil inexact ne fait pas partie des éléments qui sont intrinsèques au journal imprimé, ce dernier n’étant que son support.
Ensuite, la Cour de justice poursuit son raisonnement en précisant que l’article 3 de la directive 85/374/CEE définit le « producteur » comme « le fabricant d’un produit fini, le producteur d’une matière première ou le fabricant d’une partie composante, et toute personne qui se présente comme producteur en apposant sur le produit son nom, sa marque ou un autre signe distinctif ».
A noter que la loi autrichienne sur la responsabilité du fait des produits a transposé cette directive et a repris quasiment à l’identique les définitions des termes « produit » et « producteur ».
Or, la Cour rappelle qu’il faut opérer une distinction entre :
- La responsabilité des prestataires de services;
- (et) la responsabilité des fabricants de produits finis.
Il s’agit de deux régimes de responsabilités distincts[3].
De plus, cette solution va à l’encontre de l’avis d’une partie de la doctrine qui souhaite étendre le champ d’application de la responsabilité prévu par la directive 85/374/CEE « aux hypothèses dans lesquelles les dommages résultent d’une prestation intellectuelle défectueuse » et élargir la notion de « producteur » responsable du dommage causé par un défaut de son produit à l’éditeur, l’auteur et l’imprimeur d’un article[4]. Or, les juges du Luxembourg affirment que de telles extensions reviendraient respectivement à « nier la distinction entre produits et services », et à nuire à l'objectif d'assurer une « juste répartition des risques entre la victime et le producteur »[5].
Les éventuels impacts de cette solution en droit des nouvelles technologies
Tout d’abord, il est intéressant de noter que cette solution de la CJUE devrait s’appliquer en droit français car la directive 85/374/CEE a été transposée aux articles 1245 et suivants du code civil.
En ce qui concerne l’intelligence artificielle (IA), celle-ci est généralement vendue dans le cadre d’un contrat de prestations de services. Cependant, la question de savoir si l’IA est un produit ou un service n’est pas tranchée et fait l’objet de nombreux débats. Ainsi, le régime de responsabilité du fait des produit défectueux reste difficilement applicable dans le cadre de l’IA. D’autant plus que la CJUE rappelle dans cet arrêt que seuls les produits relèvent du champ d’application de cette directive, et non les services. Il faudrait donc aller sur le terrain de la responsabilité civile prévue à l’article 1240 du code civil.
Toutefois, on pourrait se demander si une solution logicielle, qui cause un dommage en raison de son IA, peut être considérée comme un produit défectueux. Si on suit le raisonnement de la Cour de justice, le caractère défectueux d'un produit pourrait être déterminé par certains éléments intrinsèques au produit même. Or, l’IA est intrinsèque à la solution logicielle. Mais, là-encore, la qualification juridique d’une telle solution n’est pas tranchée.
Par conséquent, un long chemin reste encore à parcourir sur ces questions juridiques…
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[1] CJUE, 1re ch., 10 juin 2021, Affaire C-65/20, VI c/ Krone-Verlag Gesellschaft mbH & Co KG, pt 27.
[2] Ibid., pt 32.
[3] Ibid., pt 38. La Cour fait un renvoi à l’arrêt suivant : CJUE, Gde ch., 21 décembre 2011, Affaire C-495/10, Dutrueux, pts 32 et 33.
[4] Ibid., pt 22.
[5] Dir. 85/374/CEE, cons. 7.